M. Smith, qui occupe depuis 1967 le poste de conservateur du département d’Art Contemporain, à la Galerie Nationale d’Ottawa, était auparavant conservateur de l’Art Gallery de Toronto.

Brydon Smith—Vous voulez que je vous parle de l’art américain. Depuis ma venue à la Galerie Nationale, j’ai proposé qu’on lui porte plus d’attention parce que s’il y avait, d’une part, dans la collection abondance d’ouvrages modernes et contemporains européens, il ne s’y trouvait qu’une seule oeuvre américaine, une aquarelle de Sam Francis, oeuvre par ailleurs très lyrique.

François Meyer—Votre attitude fut-elle une réaction contre le fait que la Galerie Nationale était à l’époque largement orientée vers l’Europe?
B.S.—Ce fut une réaction, mais inconsciente car, à mon arrivée l’Administration songeait déjà à inclure des oeuvres d’art américaines dans la collection Je ne suis pas venu ici en me disant que j’allais changer ce qui avait été fait; j’y ai été plutôt amené…

F.M.—En fait, plus qu’une politique d’achats, vous avez organisé des expositions. Quel était votre but en montant celles de Rosenquist et de Don Flavin?
B.S.—Bien, le but principal consistait à élargir l’assiette de notre choix de pièces à acquérir. Plutôt que de faire venir une seule oeuvre de Rosenquist et de l’accrocher dans la galerie à côté des autres qui sont dans la collection, il était préférable de tenir une exposition Rosenquist qui montrerait nos intentions au public. Quand je parle de public, je ne pense pas seulement à celui d’Ottawa mais aussi aux gens de Montréal et de Toronto qui s’intéressent à l’art et qui viennent jusqu’ici voir les expositions, et pas seulement les expositions historiques. J’ai l’impression que d’Ottawa on peut atteindre les Montréalais.

Number-29-1950, Jackson Pollock, licence Fair Use

F.M.—Avez-vous considéré l’éventualité de monter des expositions itinérantes?
B.S.—On n’a pas à faire voyager les expositions, car Ottawa est aisément accessible. Leur but est d’éclaircir le contexte et d’éviter les généralisations faciles. La plupart des gens ont entendu parler du Pop art mais ils ne semblent pas se rendre compte que cette forme d’art est pratiquée par des artistes ayant chacun un style qui lui est propre, et je veux faire bien voir que l’on ne saurait le mettre sur des tablettes et le classer une fois pour toutes comme si l’oeuvre n’avait rien à faire avec celui qui l’a créée Quand je suis arrivé en 1967, les gens d’ici n’avaient pas vu beaucoup d’art américain, et, bien que j’eusse été probablement à l’époque plus intéressé à monter une exposition de Don Flavin, j’ai pensé que cela ne serait pas compris.

F.M.— Il faut commencer quelque part. Le Pop art est-il pour vous fondamental?
B.S.—C’est quelque chose auquel on peut se rattacher.

F.M.—Voulez-vous dire qu’il vous fallait mettre le public dans l’ambiance?
B.S.—Oui. Rosenquist m’avait intéressé et j’ai pensé que j’aimerais organiser une exposition de ses oeuvres et que cela serait une bonne chose pour Ottawa. Cela s’est révélé juste. Les gens d’ici ont bien réagi à cette exposition, et cela a été plus loin qu’Ottawa—à Montréal et à Toronto où les gens étaient plus au courant du genre de Rosenquist. De toute façon, il y avait dans cette exposition de nombreuses toiles prêtées par des collectionneurs européens et pas aisément accessibles.

F.M.—Quelle sorte de réaction avez-vous eue à l’exposition Flavin?
B.S.—Sur le plan international ou même national. Flavin a recueilli plus de succès que Rosenquist, mais sur la scène locale ce fut le contraire. J’espérais avoir préparé le terrain pour quelque chose de très abstrait.

F.M.—Pensez-vous que nous en revenons à l’implication sociale, implicite dans le Pop art et qui provoque une réaction immédiate, alors que ce n’est pas le cas pour l’art d’environnement?
B.S.—On réagit avec la même intensité à l’art d’environnement qu’à l’art abstrait; seulement, cela exige plus d’attention de la part du spectateur car cela dépend beaucoup plus de l’échange personnel que l’on a avec l’artiste. Si l’on ne prend pas le temps de regarder ce que l’on a en face de soi, l’expérience aura moins de signification que devant une peinture où il y a une anecdote. Ce n’est pas une raison pour montrer seulement du Pop art, et nous essayons de trouver un juste milieu.

F.M.— Et maintenant où allez-vous? Qu’allez-vous faire?
B.S.—Je n’ai pas de plans immédiats. Je voudrais prendre mon temps et observer ce qui se passe actuellement, non seulement à New-York ou même à Los Angeles et à Chicago, mais regarder vers l’Europe un peu plus que je ne l’ai fait dans le passé, vers Londres et Paris. Je voudrais échapper à la nécessité d’avoir à organiser une exposition par an. On est là et il faut justifier notre poste; c’est pourquoi je pense que les musées sont devenus des sortes de cirques, chacun essayant de renchérir sur l’autre, de monter une exposition plus controversée et plus dans le vent. Beaucoup de conservateurs et de directeurs sont pris dans cet engrenage parce que la publicité a pris une importance si grande sans justification du rôle social du musée vis-à-vis du public, que sans publicité on n’existe pas. Je ne peux pas dire que cela ne m’a pas affecté car, dans le passé, je l’ai été. Il était évident qu’il fallait figurer dans les journaux, ou mieux passer à la télévision, et il y a aussi les revues d’art, et, après avoir travaillé sur tous ces plans, pouvoir enfin se dire que tout a bien été, alors qu’en fait personne ne regardait vraiment ce qu’on présentait.

F.M.—Cela est-il au détriment d’une véritable réflexion sur l’art?
B.S.—Cela a été bon pour l’art. Rien n’a été mauvais parce que cela a plus attiré l’attention sur l’art des années 60 que sur toute autre période de l’art.

F.M.—Cette publicité ne conduisit-elle pas à donner une fausse idée de ce qui se passait, à inciter l’art à devenir de plus en plus spectaculaire?
B.S.—Cela tend aussi à forcer la main de l’artiste, l’oblige à se dépasser, et je pense que l’on en arrive à une situation où les artistes font le point; ils ne tiennent plus autant à rester a l’avant-garde et à dépasser le voisin ou eux-mêmes, dans leur prochaine exposition; ils s’affermissent dans leur art. Je pense que l’art en deviendra meilleur, car ces dernières années ont marqué une petite progression. Le champ artistique s’est élargi; les magazines, les expositions des galeries d’art et enfin, les musées qui, à l’instar de la Galerie Nationale, commencent à acquérir et à exposer de l’art contemporain: je veux dire de l’art qui a été produit il y a un mois ou deux, alors que dans le passé l’art contemporain était souvent vieux de dix ou quinze ans.

F.M.—Les artistes ont conscience d’être en quelque sorte coincés; ils essaient de monter des expositions qui soient d’actualité et ils se heurtent à des problèmes considérables. C’est une chose totalement différente..
B.S.—C’est comme l’exposition Flavin. Je peux dire en deux mots que Rosenquist, c’était plus classique car il y avait des toiles, mais que celle de Flavin a demandé plus de participation de la part de l’artiste. Il a fallu, dans l’année qui a précédé son exposition, qu’il vienne deux ou trois fois pour examiner les locaux. Il a alors travaillé sur des plans du quatrième et du cinquième étages ainsi que sur des photographies de détails: thermostats, coins, portes, commutateurs, électriques… Puis, il a passé quatre semaines à superviser toute l’installation. Je ne pense pas que ceci soit irréalisable, mais je trouve que l’artiste devrait être rémunéré pour cela; cela fait partie intégrante de son travail. On n’achète pas vraiment un objet; ce que l’on se procure réellement, ce sont les services de l’artiste, et il devrait en être payé.

F.M.— Parlant maintenant de service, j’ai l’impression qu’une révolution se fait jour et que l’artiste, qui était en quelque sorte un moine produisant des objets immortels, se sécularise et que, du même coup, l’oeuvre soumise au temps devient mortelle — l’équilibre a changé.
B.S.—Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire . . .

F.M.—Je veux dire que dans le passé les artistes produisaient des objets tangibles qui pouvaient se conserver…
B.S.—Bien, mais quand on songe à l’artiste du 16e ou du 17e siècle, quand on se rappelle les grands intérieurs, les très très grands environnements qui ont été réalisés à cette époque, je crois que ce qui arrive aujourd’hui est peut-être un peu analogue. C’est au 19e siècle, avec l’avènement du Romantisme, que l’individu a pris de l’importance et que l’artiste a travaillé seul. Le changement actuel est dû à l’économie. L’argent est disponible pour que l’artiste réalise des oeuvres de plus en plus grandes.

F.M.—La Galerie Nationale a-t-elle en fait payé Flavin?
B.S.—Elle l’a payé.

F.M.—Un véritable salaire?
B.S.—Oui, pour le temps qu’il a passé ici. Cela remonte à Slipcover, l’exposition de Les Levine que j’ai organisée à Toronto en 1966, et où j’ai fait en sorte qu’un salaire lui soit versé puisqu’il devait venir travailler à Toronto, et que cela l’éloignait de son activité quotidienne. S’il y a quelque chose dans mes paroles qui n’est pas clair, je préférerais que vous me le disiez. C’est une des difficultés de l’art d’aujourd’hui qu’on écrive tant de choses qui ne sont ni claires ni intelligibles. Si tout cela finit par m’embrouiller, qu’en peut-il être alors pour une personne novice qui veut s’informer sur l’art contemporain?

Propos recueillis par François Meyer