Dossier / Vie des arts 252

32

Du mouvement dans Les collections

Aliénation, rapatriement et préservation des biens culturels

Les collections

font la une

Par Andréanne Roy

Réunir dans un même dossier une réflexion sur l’aliénation des objets de collections muséales canadiennes, principalement les œuvres d’art de provenance internationale, et un regard porté sur les enjeux soulevés par le rapatriement des biens culturels autochtones dans leur communauté d’origine, peut à première vue étonner. Si dans les deux cas il est question de mouvement dans les collections, les intentions à l’origine de ces deux procédures et les objectifs qui y sont poursuivis sont souvent fort distincts. Bien que l’actualité récente nous ait incités à les traiter de manière conjointe dans ce dossier, il n’est pas de notre intention de les opposer.

es deux sujets soulèvent des problématiques de fond relatives, notamment, au caractère « sacro-saint » accordé parfois sans nuance aux collections muséales dans le monde occidental, à l’utopie du musée qui au-delà d’être global serait « universaliste » en prétendant s’adresser à tous, et aux défis que représente la conservation des héritages culturels d’une nation qui en regroupe plusieurs. En somme, la véritable question est ici de savoir qui décide pour qui, ou plutôt, qui conserve quoi au bénéfice et au détriment de qui. Cela soulève des considérations démocratiques de première importance et appelle à recourir à des éléments d’analyse à la fois d’ordre historique, culturel, institutionnel, politique et législatif, notamment.

L’actualité médiatique

La presse québécoise et canadienne a été amenée à se pencher sur l’aliénation des objets de collections muséales dans le cadre de « l’affaire Chagall », née de la tentative du Musée des beaux-arts du Canada de vendre une œuvre de cet artiste afin d’amasser les fonds nécessaires pour acquérir un tableau de Jacques-Louis David. Cette manœuvre a porté à l’avant-scène le critère d’« importance nationale », dont l’absence permet de justifier les aliénations et les exportations d’œuvres d’art. Plusieurs médias internationaux1 ont également rendu compte de l’affaire – il nous semblait alors qu’ils ne s’étaient pas autant intéressés à la scène canadienne depuis la débâcle de la Biennale de Montréal.  

Si dans ce dossier nous nous sommes avant tout préoccupés du contexte canadien, la scène internationale nous offre de nombreux exemples d’aliénation témoignant « du meilleur comme du pire ». Aux États-Unis, où l’aliénation se pratique de manière plus décomplexée, certains cas ont récemment soulevé l’opprobre d’une partie de la population. Pensons, à titre d’exemple, au projet d’aliénation d’œuvres du Detroit Institute of Art, musée municipal qui, en 2014, a failli devoir vendre une partie de sa collection afin de rembourser les créditeurs de la Ville en faillite. À l’opposé, d’autres initiatives pourraient ouvrir des voies intéressantes pour le futur. Le Baltimore Museum of Art, en 2018, a mis en vente des œuvres de grands peintres américains du 20e siècle – invariablement blancs et de sexe masculin – afin de financer l’acquisition d’œuvres d’artistes sous-représenté.e.s dans sa collection, qu’elles soient femmes, afro-américain.e.s ou plus largement issu.e.s de la diversité. Et ce, afin de tendre vers une collection plus représentative de la composition socioculturelle de Baltimore et de ses environs.

Au Canada, peu de temps après le dévoilement de « l’affaire Chagall » dans les médias nationaux et internationaux, le litige entourant l’exportation d’une œuvre de Gustave Caillebotte vendue par la maison de vente aux enchères Heffel a maintenu dans l’actualité médiatique la problématique de l’« importance nationale » des œuvres d’art. S’il n’est ici plus question de sorties d’œuvres hors des collections muséales, mais plutôt d’exportation à des fins commerciales, en relever l’impact sur la préservation de l’héritage culturel n’en est pas moins pertinent. Plus encore, la judiciarisation de l’affaire a entraîné des répercussions légales qui ont de lourdes conséquences sur le présent et le futur des collections muséales. Cette nouvelle a été commentée dans les médias tant anglophones que francophones au pays.

Tel n’est pas le cas de l’actualité entourant le rapatriement des biens culturels autochtones dans leur communauté d’origine, un sujet qui semble avoir été négligé par la presse québécoise francophone. Pourtant, le projet de loi C-391, Loi concernant une stratégie nationale sur le rapatriement de biens culturels autochtones, a été adopté à l’unanimité le 6 juin dernier et sera étudié cet automne par le Comité permanent du patrimoine canadien. Ce silence tranche avec l’intérêt de la journaliste Kate Brown et son optimisme – quoique discutable à certains égards – dont l’article du 25 juin 2018 publié dans Artnet News avait pour titre “People Across the Globe Want Their Cultural Heritage Back. Canada May Offer a Blueprint for How to Get There2”.

En effet, le rapatriement des biens culturels autochtones dépasse largement les frontières canadiennes. La cause révèle de manière globale comment les modes d’acquisition et de thésaurisation historiques du musée, institution née de l’Europe coloniale, sont aujourd’hui encore trop souvent empreints de colonialisme. Aussi, si nos auteurs ont choisi de parler de rapatriement, le terme « ramatriement » (ou rematriation en anglais) aurait pu lui être préféré. En plus d’offrir une alternative au patrimoine, terme à la connotation patriarcale, il gagne en signification en contexte culturel autochtone où le ramatriement a pour objectif : « to restores a living culture to its rightful place on Mother Earth3 ».

L’actualité des derniers mois fut également porteuse d’heureuses nouvelles en ce qui concerne la gestion du certificat d’authenticité « Igloo Tag » qui vient certifier qu’une œuvre a été réalisée par un artiste inuit. Au cours de l’été, Lori Idlout, propriétaire de la Galerie Carvings Nunavut (Iqaluit), est devenue la première Inuk investie du pouvoir d’octroyer le « Igloo Tag ». Cette nouvelle, qui porte sur le droit des Inuit à se représenter eux-mêmes et à conserver la propriété intellectuelle de leurs œuvres, n’a que peu été relayée par les médias francophones. Puisque ce dossier fait également place à la question de la circulation des œuvres en vue de leur commercialisation, nous vous présentons un entretien avec madame Idlout. Suite à nos articles sur le rapatriement des biens culturels autochtones, cet entretien permet également de constater comment la circulation des œuvres et des objets autochtones – dans le giron muséal comme sur le marché – s’inscrit encore dans des rapports coloniaux marqués par un paternalisme institutionnalisé.

À découvrir dans ce dossier

L’actualité de ces sujets nous a incités à proposer à nos lecteurs une meilleure compréhension des enjeux soulevés par l’aliénation des objets de collections muséales, par l’exportation des œuvres d’art de même que par le rapatriement des biens culturels autochtones. Afin d’en offrir une meilleure compréhension ainsi que des pistes de réflexion fertiles, nous avons fait appel à des spécialistes étant en mesure de nous éclairer.

Violette Loget aborde pour nous l’aliénation des objets de collections muséales, en relevant le paradoxe de la permanence des collections et en mettant de l’avant les problèmes éthiques que soulèvent parfois les aliénations. En complément, Louise Brunet et Yves Bergeron nous offrent de précieuses informations permettant de mieux comprendre les concepts d’« importance nationale » et d’« intérêt exceptionnel » ainsi que leurs rôles dans les processus d’aliénation et d’exportation des œuvres d’art. Carole Delamour dresse un portrait de la question du rapatriement des biens culturels autochtones qui va au-delà des seules œuvres d’art. Son approche contribue à mieux situer les demandes de rapatriement dans un contexte historique, culturel, politique et institutionnel en plaçant au centre de sa réflexion une éthique de la réparation et de la réconciliation. Gabrielle Paul nous livre un point de vue personnel sur le rapatriement. Ses réflexions sont issues de son expérience de jeune Innue de Mashteuiatsh impliquée dans une demande de rapatriement en cours, et permettent de mieux comprendre l’importance culturelle et symbolique de ces restitutions. Julie Graff a rencontré Lori Idlout afin d’en apprendre davantage sur le « Igloo Tag », son rôle et son importance symbolique et économique, de même que sur l’important travail que mène madame Idlout dans sa galerie d’Iqaluit. Nous remercions tous les auteurs, ainsi que Lori Idlout, pour avoir ainsi partagé leur expertise avec nous.

Traiter conjointement des enjeux soulevés par l’aliénation et le rapatriement permet de s’interroger sur une certaine conception des collections muséales, « éternelles » et « universelles ». Cela permet également de souligner à quel point les institutions culturelles sont des lieux de pouvoir contribuant à forger et à perpétuer les héritages culturels et les mémoires collectives. l

Au moment où vous lirez ces lignes, il est possible que de nouveaux développements soient advenus dans les questions d’actualité ici traitées. Retrouvez-nous sur notre site Web4, sur les réseaux sociaux5 ou abonnez-vous à notre infolettre6 afin d’en suivre les derniers développements…

1 Notamment The Art Newspaper, Hyperallergic, Art Market Monitor, La Tribune de l’art et Bloomberg.

2 BROWN, Kate. “People Across the Globe want Their Heritage Back. Canada May Offer a Blueprint for How to Get There”, Artnet News, [En ligne], 28 juin 2018, https://news.artnet.com/art-world/canada-restitution-indigenous-culture-1307060

3 Newcomb, Steven. “PERSPECTIVES : Healing, Restoration, and Rematriation.” News & Notes. Spring/Summer 1995, p. 3.

4 Site Web : www.viedesarts.com

5 Facebook : www.facebook.com/viedesarts

6 Abonnement à notre infolettre : http://eepurl.com/dDiCC9

C

L’aliénation des œuvres d’art : raisons et déraisons

L

Par Violette Loget

Le 2 avril 2018, la parution du catalogue d’une vente aux enchères de Christie’s à New York a provoqué un tollé sans pareil dans les sphères muséales, artistiques et culturelles canadiennes.

e Musée des beaux-arts du Canada s’apprêtait à céder au plus offrant La tour Eiffel (1929) de Marc Chagall, une peinture achetée et incorporée à la collection en 1956. Ce n’est que deux semaines plus tard que le directeur général expliquera l’intention du Musée : amasser les fonds nécessaires à l’acquisition d’une toile de Jacques-Louis David. Mais la manœuvre et l’attitude des administrateurs choquent l’opinion publique. Les opposants à la vente sont nombreux, à commencer par les journalistes, qui ont rapidement été soutenus par des directeurs de musées québécois, des historiens et des critiques d’art, des collectionneurs et des personnalités du monde culturel et politique1. Ils reprochent la marchandisation d’une œuvre jugée importante et pertinente dans la collection et considèrent que le Musée a failli à sa responsabilité, qui est de conserver une collection permanente pour le compte des Canadiens. Face à la controverse, le Musée finit par se rétracter : fin avril, la vente du Chagall est annulée. Ce qui finalement n’aura été qu’une tentative d’aliénation s’avère être un cas révélateur d’enjeux fondamentaux auxquels font face les musées qui doivent administrer des biens culturels dans l’intérêt de la population générale.

L’aliénation, une procédure de gestion des collections

Techniquement, l’opération consiste à retirer un objet inventorié dans la collection d’un musée pour en transférer les droits de propriété à autrui. Si l’aliénation réalisée par la vente fait davantage parler d’elle, d’autres types de cessions existent : l’aliénation par la restitution au propriétaire légitime, par le don ou l’échange à une institution publique, par la rétrocession au donateur, et même par la destruction et la disparition qui entraînent de facto la perte de la propriété de l’objet concerné.

La pratique, qui est légale au Canada, n’est pas nouvelle. En mai dernier, Nathalie Bondil soulignait que le Musée des beaux-arts de Montréal avait procédé à l’aliénation d’au moins quatorze objets de collection avant 19382. De plus, l’aliénation est couramment exercée par les musées. La presse canadienne a rapporté que le Musée des sciences et de la technologie du Canada, l’Association des amis du Musée canadien pour les droits de la personne et le Princeton University Art Museum ont respectivement vendu des objets de leurs collections sur Kijiji, dans une maison de ventes aux enchères et en organisant une braderie en février, mai et juillet 2018. Alors que ces trois cas n’ont pas provoqué de vives réactions, pourquoi la tentative d’aliénation du Musée des beaux-arts du Canada a-t-elle tant ému l’opinion publique ?

Une première partie de la réponse tient au fait que la plupart des aliénations ne sont pas médiatisées, soit parce que la pratique n’est pas ébruitée hors des sphères du musée, soit parce que les objets visés sont unanimement considérés de faible qualité ou incompatibles avec la collection conservée3. Les cas décriés portent généralement sur des décisions atypiques et controversées, soit en raison de la forte valeur émotionnelle, esthétique, scientifique ou économique de l’objet concerné, soit en raison de procédures administratives donnant l’apparence de mauvaise gestion de la part des administrateurs4. Dans le cas qui nous concerne, ces deux raisons peuvent être évoquées. Au vu du vif intérêt soulevé par le cas du tableau de Chagall, nous proposons quelques pistes pour mieux comprendre les aliénations qui sont – soit dit en passant – des phénomènes complexes trop souvent cachés et qui demeurent sous-étudiés.

Le paradoxe de la permanence des collections

Avec l’apparition des musées modernes s’instaure le principe doctrinal de conservation permanente des collections muséales qui, par le fait-même, frappe les aliénations de disgrâce. Depuis le 18e siècle, le grand projet muséal s’articule autour d’une mission d’intérêt public : collectionner des objets possédant une valeur exemplaire afin d’en garantir la préservation et l’accès pour tous, y compris les générations futures. Une fois sélectionnés par les conservateurs et administrateurs de musées, les objets acquis sont protégés dans l’intention de les présenter et de les conserver pour l’éternité5. La sortie d’objets des collections, c’est-à-dire l’aliénation, relève dès lors de l’exception à la règle.

Mais, implacablement, acquisition après acquisition, ce système génère une accumulation d’objets : au fil des ans, les ensembles s’accroissent et les réserves s’engorgent. Ce poids est alourdi par l’effet d’injonctions financières nourrissant, chez certains administrateurs, le désir de faire fructifier les collections. La perspective utilitariste liquiderait bien l’immuable sacralité des objets, particulièrement lorsque leur conservation n’est pas justifiée6 ou qu’ils sont dotés d’une grande valeur économique. Les coûts de maintenance des réserves et des bâtiments, les efforts de maintien des activités de recherche, d’exposition et d’éducation et l’effet de l’inflation des prix du marché de l’art sur les acquisitions entraînent une reconsidération des riches collections muséales, dont l’aliénation permettrait de générer des revenus et de contrôler les dépenses.

L’éthique de l’aliénation et ses limites

Au Canada, la question de l’aliénation ne se pose pas en termes légaux mais bien éthiques. En effet, les lois nationales confèrent aux musées – majoritairement privés – le pouvoir d’agir en matière d’aliénation. Les administrateurs peuvent donc disposer des collections comme ils l’entendent7, bien qu’elles soient conservées pour le compte de la population générale et qu’elles bénéficient de dons et de subventions publiques. Au fait des risques de dérives potentielles d’un tel système, notamment après certaines aliénations problématiques menées par des musées américains8, les associations professionnelles cherchent à encadrer et réguler les pratiques, et ce, de manière active à partir des années 19809. Des standards de gestion sont désormais imposés aux membres afin de minimiser les risques d’éclatement des collections et la perte de la confiance publique.

Comme le Conseil international des musées, l’Association des musées canadiens admet la cession d’objets en tant que recours exceptionnel. Pour se conformer à leurs règlements, les administrateurs de musées doivent opérer en respectant les lois et les contrats d’acquisition qu’ils ont signés, en ayant pleine connaissance de l’importance des objets conservés, en priorisant leur transfert à un musée, en affectant les potentiels revenus des aliénations à l’entretien des collections ou aux acquisitions et, au Canada, en agissant en toute transparence. Ces balises, bien qu’essentielles, sont loin d’être parfaites. D’une part, les musées peuvent déroger aux règles d’éthique à leur guise car elles n’ont pas une fonction contraignante. De plus, à notre connaissance, aucun musée canadien n’a, à ce jour, été sanctionné pour de mauvaises pratiques d’aliénation10. D’autre part, l’interprétation de ces règles éthiques n’a rien d’évident, elle dépend du jugement de chacun comme le démontre très bien notre exemple de départ. Si les administrateurs du Musée des beaux-arts du Canada estimaient la toile de Marc Chagall d’importance secondaire et considéraient son aliénation comme la stratégie la plus judicieuse pour lever des fonds, l’opinion publique en jugeait tout autrement.

Est-ce l’aliénation qui scandalise ou la culture du secret ?

Quoiqu’il existe une pléiade de raisons pouvant justifier l’aliénation d’un objet de collection – certaines logiques et responsables, d’autres questionnables et dommageables – chaque tentative est conséquente et impose des précautions. Certaines aliénations limiteront l’accessibilité publique aux œuvres, diminueront la qualité des collections, affecteront la réputation des musées. Elles pourront être lourdement regrettées. S’il est important pour les commentateurs de prendre en considération le contexte dans lequel ces aliénations ont été effectuées et de les juger sans faire de révisionnisme, clôturons ce tour d’horizon en insistant sur les devoirs de protection, de prudence et de loyauté des administrateurs de musée dans l’exécution de leurs fonctions. Au-delà du respect des lois et des Codes d’éthique, aliéner de manière responsable implique de rendre des comptes. En tant qu’institutions vouées au service public, encourageons les musées à publier en ligne la liste de l’ensemble des objets qu’ils aliènent comme le fait l’Indianapolis Museum of Art, à afficher en salle la provenance et l’origine de chacune des pièces de leurs collections, à informer en personne les contributeurs, contribuables et donateurs des procédures et raisons qu’ils considèrent valables pour aliéner un objet, et à communiquer au public leurs décisions de s’en départir quelles qu’en soient les raisons et la valeur.

Une controverse comme celle du Chagall a cela de bon qu’elle bouscule un état de fait et force l’amélioration des pratiques d’un système, ici la sphère muséale. Loin des « choix du prince » et des secrets d’initiés, les décisions d’aliéner doivent pouvoir être débattues en pleine connaissance du contexte, des raisons et des usages qui seront faits des objets et des fonds ainsi obtenus. En plus d’offrir aux contribuables l’opportunité démocratique de commenter, la pleine transparence des actions permettra de démythifier l’aliénation. l

Violette Loget est doctorante en muséologie à l’UQAM et membre étudiante de la Chaire de recherche sur la gouvernance des musées et le droit de la culture.

1 Les associations muséales n’ont pas pris position et le ministère du Patrimoine canadien n’a pas tenu à interférer dans le dossier. Par contre, deux articles publiés par CBC News rendent compte des fortes réactions publiques : le 4 avril 2018 l’article « National Gallery of Canada puts Chagall masterpiece on the auction block » a été partagé 1116 fois et a fait l’objet de 304 commentaires, alors que le 26 avril 2018, l’article « National Gallery of Canada to pull Chagall painting off auction block » a été partagé 759 fois et fait l’objet de 97 commentaires.

2 Ainsi que de nombreuses autres depuis, avec un pic des recours aux aliénations entre 1938 et 1955. Saint Jérôme de Jacques-Louis David. De l’Académie de France à Rome à la cathédrale de Québec : Journée d’étude autour d’un chef-d’œuvre du patrimoine national organisée au Musée des beaux-arts de Montréal le 19 mai 2018.

3 On pense aux décisions internes d’aliéner des doublons ou des faux par la destruction, la vente ou l’échange. Dans le second cas de figure, on pense aux aliénations par la restitution d’œuvres spoliées ou aux aliénations de spécimens sans lien avec la mission d’un musée d’art par leur transfert à un musée scientifique.

4 On ne peut que recommander la lecture des ouvrages de Gary Edson, Museum Ethics in Practice (2017) et de Steven Miller Deaccessioning Today. Theory and Practice (2018).

5 La conservation des objets est au cœur de la régie des collections : les restaurations figent l’apparence des objets, alors que l’environnement d’entreposage et d’exposition est contrôlé et sécurisé et que les manipulations d’objets sont restreintes.

6 La seule présence d’objets dans la collection d’un musée ne justifie pas automatiquement leur pertinence. Toute acquisition comprend des risques d’erreurs de jugement et dépend d’un contexte. Or, les mandats de collectionnement des musées évoluent, tout comme les expertises des conservateurs qui orchestrent les acquisitions, ainsi que les goûts des collectionneurs qui procurent aux musées la grande majorité de leurs objets. Dans ce contexte, les musées doivent faire la démonstration des qualités intrinsèques des objets, de leur cohérence au sein des collections et de leur potentiel d’utilisation pour la collectivité.

7 Dans les limites des lois et règlements portant sur le patrimoine, notamment la Loi sur les musées et la Loi sur l’exportation et l’importation des biens culturels.

8 Voir à ce sujet la dénonciation de Joan Canaday publiée en 1972 dans l’article « Very Quiet and Very Dangerous » du New York Times et se référer à l’ouvrage Deaccessioning and Its Discontents. A Critical History de Martin Gammon (2018).

9 Dans l’ouvrage Museum ethics in practice, Gary Edson (2017 :126) présente la German Museums Association et l’American Alliance of Museums comme des précurseurs, puisqu’elles ont respectivement publié des Codes d’éthique en 1918 et 1925.

10 La Museums Association, l’Association of Art Museum Directors et l’American Alliance of Museums ont déjà pris des sanctions contre des membres : communiqués de presse désapprobateurs, retrait d’accréditation, perte d’éligibilité aux subventions et interdiction d’emprunter et de prêter des œuvres aux autres musées membres.

Marc Chagall

La tour Eiffel, 1929

Huile sur toile

100 x 81,8 cm

Musée des beaux-arts du Canada

Photo : MBAC

© SOCAN & ADAGP 2018, Chagall ®

Jacques-Louis David (1748-1825)

Saint Jérôme entendant les trompettes du Jugement dernier, 1779

Huile sur toile

174 x 124 cm

Musée de la civilisation, collection de la Fabrique de la Paroisse de Notre-Dame de Québec, 1984.1

Photo : Patrick Altman

Vie des arts 252

GAMMON, Martin (2018). Deaccessioning and Its Discontents: A Critical History. Cambridge/London: The MIT Press, 448 p.

L’aliénation – c’est-à-dire le retrait formel d’un objet de collection – est une procédure encore marginale et controversée dans le contexte muséal actuel. Pourquoi a-t-elle mauvaise réputation au sein des musées et dans l’opinion publique en général ? C’est à cette délicate question que répond cet ouvrage. Situant l’aliénation dans l’expérience muséale moderne, Martin Gammon compare les pratiques britanniques et américaines en vigueur du 17e au 20e siècle. L’analyse détaillée de cas qui ont marqué l’histoire des musées d’art lui permet d’illustrer la construction du tabou qui s’est installé autour du transfert ou de la vente d’objets de collection. L’auteur s’attaque à un sujet difficile qu’il aborde sous un angle original, celui de l’angoisse. Il a choisi de retracer l’histoire de ce geste impopulaire en cernant l’inconfort, les conflits, le mécontentement et les tensions qu’il provoque.

L’aliénation n’est pas une nouvelle pratique muséale. Ses racines remontent au début du 17e siècle, soit bien avant que la question ne soit débattue dans l’opinion publique américaine au cours des années 1970. Son histoire se compose majoritairement d’exemples d’actions justifiées, cohérentes et non controversées. Or, quelques échecs malheureux ont fourni des arguments à ses opposants qui soutiennent notamment que l’aliénation contrevient au rôle fondamental du musée. Gammon dénonce cette vision utopique de la fonction muséale et déconstruit les préjugés à la base de leur argumentaire. L’auteur s’oppose fermement à la « tyrannie de l’anecdote » qui fige les discussions autour de cas exceptionnels et freine aujourd’hui le développement de politiques d’aliénation responsables au sein des institutions muséales. Pour Gammon, il s’agit d’un outil essentiel au développement des collections qui doit cependant être réalisée en complète transparence avec le public. Pour que l’aliénation soit acceptable, l’institution doit respecter ses devoirs envers ses donateurs, envers sa collection et envers sa propre mission. Les exemples déplorables qui ont donné une image négative de l’aliénation résulteraient d’un débalancement entre ces trois obligations, favorisant l’une au détriment des autres.

La démonstration de l’auteur est efficace et détruit les mythes du conservateur infaillible, du collectionneur privé qui brime l’accès aux œuvres d’art et du musée comme lieu sacré au-dessus de toute préoccupation économique. L’ouvrage révèle aussi le rôle positif joué par le marché de l’art dans ce mouvement des œuvres. Agissant comme « système de filtration », le marché fait passer les objets aliénés de la sphère publique à la sphère privée et permet un éventuel retour des pièces les plus importantes vers les musées. Soumis aux fluctuations des goûts et des modes, le contenu des collections et le regard que l’on pose sur elles change­nt inévitablement d’une génération à l’autre. Conséquemment, l’aliénation, au même titre que l’acquisition, est nécessaire au développement des collections. Bien que les exemples utilisés par Gammon se limitent au milieu de l’art, l’aliénation interpelle aujourd’hui tous les types de musées. Cet ouvrage est une invitation à réévaluer nos positions envers cette procédure et à poursuivre à ce sujet une discussion sans tabou. l

Laurence Provencher-St-Pierre est ethnologue et doctorante en muséologie, médiation et patrimoine à l’UQAM, spécialisée en culture matérielle et études des pratiques muséales.

Deaccessioning and its Discontents: A Critical History

Par Laurence Provencher-St-Pierre

DOSSIER Les collections en mouvement

Vie des arts 252

Un jugement

à contresens de l’histoire et de l’intérêt des Canadiens

Par Louise Brunet et Yves Bergeron

À l’origine de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels

La Loi fédérale sur l’exportation et l’importation de biens culturels, adoptée en 1985, est l’aboutissement de plusieurs années de débats et d’adoption de mesures diverses visant à établir des balises permettant de mieux protéger les biens culturels conservés dans les musées canadiens. La question agite alors le monde muséal à l’échelle internationale.

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, plusieurs États prennent conscience de la nécessité d’adopter des mesures de protection pour leurs biens culturels, notamment à cause d’une augmentation incessante des vols, aussi bien dans les musées que sur les sites archéologiques. C’est dans ce contexte socioéconomique et culturel que l’UNESCO rédige la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels. À l’origine, cette législation a pour principe la défense ainsi que la protection des biens culturels face au commerce illicite, mais aussi en cas de conflit armé pouvant mettre en péril les œuvres et les objets historiques. Le Canada ratifiera cette convention en 1970.

Un choix de société

Au Canada, l’adoption de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels a été favorisée par la volonté du gouvernement de ne pas répéter les erreurs du passé. À la fin des années 1960, le Canada voit lui échapper l’importante collection de Joseph Hirshhorn, faute d’exemption fiscale adéquate. Cet événement nous a récemment été rappelé par Serge Joyal, sénateur canadien et ancien expert à la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC) qui a pris part aux débats sur le projet de loi de 1975. À l’origine de cette législation était l’ambition du gouvernement canadien d’encourager le don de particuliers et de grands collectionneurs afin d’enrichir de manière diversifiée les collections muséales. Il est important de préciser que cette Loi permet au gouvernement canadien de subventionner indirectement le développement des collections dans l’ensemble de son réseau muséal sans avoir à dégager des millions de dollars en subventions. Il s’agit d’un choix de société qui caractérise depuis plus de trente ans le système muséal canadien.

Suite à son entrée en vigueur en 1985, cette Loi a connu diverses modifications au cours des années 2000. À ce jour, le dernier remaniement de cette législation a été effectué le 1er novembre 2014. Plus récemment, une décision de justice du 12 juin 2018 rendue par la Cour fédérale a une incidence majeure sur l’interprétation des critères d’« importance nationale » et d’« intérêt exceptionnel » des œuvres d’art. Ces critères d’évaluation sont utilisés dans le processus d’octroi des licences d’importation mais également d’exportation des biens culturels.

Les effets de la Loi dans le domaine muséal

Concrètement, la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels permet de fixer les procédures, les règlementations et les conditions relatives à l’acquisition et à l’aliénation des objets de collections muséales conservés tant dans des institutions fédérales que provinciales. Cette législation est constituée de deux volets; d’une part, celui de l’importation, et d’autre part, celui de l’exportation des biens culturels.

Le premier cas favorise les acquisitions par le don en reconnaissant « l’importance nationale » et « l’intérêt exceptionnel » de l’œuvre ou de l’objet en question. Selon la Loi, un objet revêt une « importance nationale », si et seulement si, « sa perte appauvrirait gravement le patrimoine national1 ». Quant au critère d’« intérêt exceptionnel », l’œuvre ou l’objet y répondra « en raison soit de son rapport étroit avec l’histoire du Canada ou la société canadienne, soit de son esthétique, soit de son utilité pour l’étude des arts et des sciences2 ». Dans le cas des œuvres d’art, elles peuvent être exceptionnelles d’un point de vue esthétique : un critère dont les interprétations peuvent être nombreuses, laissant ainsi place à une grande part d’arbitraire dans l’application de la loi. »

La Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC) a, depuis 1977, la tâche de déterminer si les biens culturels correspondent aux deux critères définis précédemment. La Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels constitue dans ce volet un atout primordial au financement et au développement des collections muséales au Canada.

Le second cas concerne l’« exportation ». Elle donne la possibilité à toutes les personnes, sociétés ou organismes de sortir du pays, de manière temporaire ou définitive, un bien culturel canadien contrôlé. Pour ce faire, il faut obtenir une licence d’exportation. Lorsque celle-ci est permanente, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) demande à un expert-vérificateur3, choisi par le ministre du Patrimoine canadien, d’examiner les demandes de licence d’exportation. De ce fait, il détermine si le bien visé par la demande de licence présente un « intérêt exceptionnel » ou revêt une « importance nationale » pour le Canada. Si le bien ne présente aucun de ces deux critères, l’expert-vérificateur recommandera à l’ASFC de délivrer la licence d’exportation définitive. De plus, il devra envoyer une copie de cette recommandation, sans délai, à la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (CCEEBC) et au ministre du Patrimoine canadien.

L’« affaire Chagall »

La presse canadienne a récemment rendu compte de l’« affaire Chagall », soit la tentative du Musée des beaux-arts du Canada d’aliéner de sa collection l’œuvre La tour Eiffel (1929) de Marc Chagall, en la mettant en vente chez Christie’s à New York. L’objectif était alors d’obtenir des fonds permettant au Musée d’acheter une œuvre de Jacques-Louis David, Saint Jérôme entendant la trompette du Jugement dernier (1779). Devant le tollé suscité par ce projet d’aliénation et son exportation pour fins de vente, l’œuvre est finalement rentrée au pays.

Il s’avère que le processus d’octroi de la licence d’exportation définitive de l’œuvre de Chagall ait été effectué dans la précipitation. En effet, il semblerait que l’expert-vérificateur n’ait pas informé la CCEEBC de cette recommandation permettant l’exportation de ce bien. Or, la Commission aurait pu exiger un délai de deux à six mois afin de reporter la délivrance de cette licence, si et seulement si, elle avait estimé qu’une institution canadienne pourrait être intéressée à acquérir l’œuvre.

Exporter une telle œuvre hors du Canada sans faire préalablement une démonstration claire de son absence d’« importance nationale » et d’« intérêt exceptionnel » a eu de lourdes conséquences sur l’institution. Si le Musée a dû s’acquitter de frais auprès de la maison de vente aux enchères – frais qui ont été assumés par un donateur anonyme – le plus lourd prix qu’il doit assumer est sans doute celui d’une réputation entachée. Il est indéniable que la médiatisation de cette affaire a créé une onde de choc dans le monde des musées et des collectionneurs, ceux-ci étant des partenaires de premier plan au sein des institutions. La confiance des collectionneurs envers les musées a été compromise et pourrait bien avoir un impact négatif sur le développement de leurs collections par voie de don.

L’aliénation des objets de collections en regard de la Loi

Une autre polémique a fait les manchettes peu de temps après l’« affaire Chagall ». Le 12 juin 2018, la Cour fédérale du Canada a jugé déraisonnable une décision de la CCEEBC, qui avait conclu que l’œuvre de l’artiste Gustave Caillebotte, Iris bleu, jardin du Petit Gennevilliers (1892) présente un « intérêt exceptionnel » et est d’« importance nationale ». L’organisme avait donc décidé de retarder de six mois la délivrance d’une licence d’exportation afin de permettre à une institution muséale canadienne de déposer une offre d’acquisition. Cette décision de la CCEEBC a été remise en question et portée devant les tribunaux par la maison de vente aux enchères Heffel qui avait vendu l’œuvre de Caillebotte à une galerie londonienne, qui était alors dans l’attente de recevoir son bien.

Dans le jugement Heffel Gallery Limited c. Canada, le juge Manson est venu clarifier le critère d’ « importance nationale » en spécifiant que le bien culturel doit avoir un lien apparent avec le Canada. Bien que la procureure générale du Canada ait envoyé la décision en cour d’appel fédérale, la Commission est tenue d’appliquer cette interprétation de la Loi jusqu’à nouvel ordre.

À l’été 2018, plusieurs institutions muséales ont reçu du ministère du Patrimoine canadien une note de service ayant pour objectif d’apporter des spécifications concernant l’interprétation du critère d’« importance nationale ». Selon le ministère du Patrimoine canadien, la décision de la Cour fédérale vient préciser aux experts-vérificateurs que le concept d’« importance nationale » doit avoir un lien direct avec le Canada. Cette précision à la Loi aura pour impact de faciliter l’aliénation des œuvres d’art international par les musées canadiens.

Suivant l’interprétation du critère d’« importance nationale » que propose le juge Manson, l’œuvre de Marc Chagall aurait aisément pu sortir du Canada en raison de l’absence de lien direct entre l’œuvre et le patrimoine culturel canadien. En d’autres termes, les musées canadiens qui acquièrent des œuvres essentiellement par les dons ne pourront plus enrichir leurs collections avec des œuvres qui ne seraient pas liées directement à l’histoire et au patrimoine canadien. Les conséquences de cette jurisprudence pourraient être catastrophiques pour les musées et leurs publics.

Le critère d’« importance nationale » et la mission du musée : une contradiction apparente ?

La loi fédérale et la loi provinciale sur les musées nationaux encouragent ceux-ci à collectionner des œuvres et des objets ainsi qu’à les faire connaître à leur public. Cette Loi précise que le patrimoine national canadien ne se réduit pas uniquement à des œuvres réalisées en sol canadien. De ce fait, elle exige des institutions muséales qu’elles fassent preuve d’une ouverture à l’international. La position du juge Manson sur l’importance nationale des œuvres vient remettre en question les fondements qui permettent aux musées nationaux de développer leurs collections en faisant l’acquisition d’œuvres d’ici mais aussi d’ailleurs. Son interprétation du critère d’« importance nationale » en vertu de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels ne semble pas tenir compte de la Loi sur les musées nationaux. Pourrait-on imaginer que le Musée d’art contemporain de Montréal soit dans l’obligation de refuser des dons d’œuvres majeures d’artistes non canadiens alors que son mandat défini par la Loi sur les musées nationaux l’exige ? Faut-il comprendre que le Musée des beaux-arts de Montréal, qui est un musée privé, ne pourrait plus acquérir par don des œuvres d’artistes étrangers ? Le patrimoine des musées canadiens doit-il se replier essentiellement sur sa propre histoire ? Dans un monde où la mondialisation favorise la mobilité des personnes, des cultures et des œuvres, le Canada peut-il aller à contresens de ces changements ?

Bref, l’interprétation du juge entre en contradiction avec les lois qui définissent la mission des musées nationaux. Dès lors, que penser de cette nouvelle interprétation du concept d’« importance nationale » ? Est-elle encore pertinente au regard de cette contradiction apparente avec le mandat des institutions muséales canadiennes qui encourage l’acquisition d’œuvres internationales ? Poser la question, c’est y répondre. Le jugement Heffel Gallery Limited c. Canada obligera le gouvernement canadien et les gouvernements des provinces à revoir les lois qui régissent le mandat des musées nationaux, car ces lois semblent bel et bien invalidées par ce jugement. Comme le soulignait Nathalie Bondil dans un texte collectif4 publié dans Le Devoir, les musées se retrouvent dans un vide juridique qui entrave le développement des collections publiques au pays. l

Louise Brunet est étudiante à la maîtrise en muséologie à l’UQAM. Titulaire d’un baccalauréat en droit et en histoire de l’art, elle est membre de la Chaire de recherche UQAM sur la gouvernance des musées et le droit de la culture.

Yves Bergeron est professeur titulaire de muséologie et de patrimoine à l’UQAM. Il est également directeur de l’Institut du patrimoine et titulaire de la Chaire de recherche UQAM sur la gouvernance des musées et le droit de la culture.

1 Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels,1985, art 11(1)(b).

2 Ibid., art 11(1)(a).

3 L’expert-vérificateur correspond à une organisation à qui le ministre du Patrimoine canadien confie le mandat d’examiner des demandes de licence d’exportation. Il peut s’agir d’un musée, d’une galerie d’art, d’une bibliothèque, d’un centre d’archives ou d’une faculté universitaire qui possède une expertise dans les biens culturels qui font l’objet de la demande de la licence d’exportation.

4 Collectif, « L’avenir des musée du pays est en jeu », Le Devoir, 31 août 2018.

Gustave Caillebotte (1848-1894) Iris bleus, jardin du Petit Gennevilliers, 1892 Huile sur toile 55,2 x 46,3 cm

Vie des arts 252

L

Le rapatriement des objets autochtones : des revendications politiques aux enjeux culturels

Par Carole Delamour

Le rapatriement des biens culturels à leur communauté d’origine fait aujourd’hui partie des enjeux qui déterminent l’avenir des relations s’établissant entre les musées et les communautés autochtones.

es requêtes de ces dernières ne sont pas nouvelles et ont débuté dès les années 1960, avant d’atteindre une audience plus importante à partir des années 1990. Selon les époques et les contextes nationaux, le rapatriement soulève des enjeux différents et multifactoriels. Si le traitement du rapatriement tend de plus en plus à dépasser le strict cadre juridique afin de mieux prendre en compte les enjeux éthiques, identitaires et culturels sous-jacents aux requêtes, il continue de créer de forts débats tant dans les sphères muséales qu’autochtones. Alors que les communautés argumentent du bien-fondé de leurs démarches dans une perspective de réparation et de revitalisation de leurs savoirs, les musées craignent parfois que le rapatriement ne mette en danger la raison d’être universelle du projet muséal.

Les demandes de rapatriement sont indissociables des mouvements de revendication des droits des peuples autochtones et s’intègrent à un contexte plus large de revitalisation culturelle et de décolonisation interne. Il est d’ailleurs significatif que ce débat soit né dans les années 1960, aux États-Unis, en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande. En Australie, par exemple, les premières campagnes de restitution ont débuté à la suite de l’accession des Aborigènes à la citoyenneté australienne en 1967. Selon l’anthropologue James Clifford, les peuples autochtones de ces États ont participé « à créer la rhétorique du rapatriement, un discours qui postule que les objets autochtones conservés dans les musées sont des victimes emprisonnées et aliénées du colonialisme, attendant d’être libérées1 ».

Les demandes de rapatriement sont à considérer au cas par cas, en fonction des contextes juridiques, sociaux, culturels et scientifiques dans lesquels elles s’inscrivent. En ce qui concerne l’Amérique du Nord, le rapatriement fait partie du paysage muséal depuis plus de trente ans. Ce paysage a notamment été bouleversé après l’adoption, aux États-Unis, de deux lois relatives au rapatriement des restes humains, des objets funéraires, des objets sacrés et des objets du patrimoine culturel : le National Museum of the American Indian Act (NMAIA) de 1989 et le Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA) de 1990. Afin de se conformer au NAGPRA, tous les musées financés par des fonds fédéraux ont dû dresser un inventaire des restes humains et des objets funéraires conservés dans leurs collections afin d’en avertir les communautés d’où ils sont issus.

Au Canada, les premières démarches ont été entreprises à la fin des années 1950 par les Kwakwaka’wakw de Colombie-Britannique pour rapatrier les objets confisqués sous la loi Anti- Potlatch de 1884. Il faudra toutefois attendre la fin des années 1980 pour que soit véritablement abordée la question du rapatriement au niveau national. En 1988, l’exposition The Spirit Sings: Artistic Traditions of Canada’s First Peoples, présentée au Glenbow Museum à Calgary lors des Jeux Olympiques de 1988, est boycottée par les Cris du lac Lubicon qui protestent contre le fait que la compagnie pétrolière Shell soit commanditaire de l’exposition. Les Nations Mohawks contestent également la mise en exposition d’un masque et demandent au Glenbow qu’il leur soit rapatrié. Suite au boycott de l’exposition, l’Association des musées canadiens et l’Assemblée des Premières Nations se réunissent pour établir des principes éthiques de concertation et de représentation des cultures des Premières Nations. Le Rapport du groupe de travail sur les musées et les Premières Nations – Tourner la page : forger des nouveaux partenariats entre les musées et les Premières Nations (1992) est le premier texte qui traite officiellement de la question du rapatriement des restes humains et des objets autochtones au Canada. Actuellement, alors que le projet de loi C-391 tend à mettre en place une stratégie nationale sur le rapatriement des biens culturels autochtones, il n’existe aucune loi fédérale qui encadre le rapatriement. Selon les cas, les démarches sont régies par des lois provinciales, des politiques muséales ou des ententes signées entre les Nations et les gouvernements fédéraux et provinciaux.

Les approches qui sont de plus en plus favorisées au Canada s’éloignent toutefois des postures légalistes pour miser sur l’instauration de relations de collaboration. L’accessibilité des collections muséales aux communautés est favorisée pour développer des relations de travail et des échanges de connaissances. L’objectif est de nouer le dialogue entre les différentes parties engagées pour que chacune ait une meilleure connaissance des valeurs, des intérêts et des compétences de l’autre afin que tout le monde puisse en tirer avantage. Citons à titre d’exemple le processus réflexif et critique qui a mené le personnel du Museum of Anthropology de Vancouver à développer des initiatives muséales innovantes : réserves visibles, espaces réservés au traitement cérémoniel et spirituel des objets, collaborations et consultations des communautés sur les modalités de conservation et de restitution.

Malgré le développement de ces collaborations, les démarches de rapatriement demeurent encadrées par des normes et des valeurs véhiculées par le modèle muséal occidental. Pendant longtemps, les musées ont porté un regard paternaliste sur le bien-fondé des requêtes en arguant, par exemple, que les conditions de conservation des objets n’étaient pas suffisantes dans les communautés requérantes. De ces exigences sont nés un grand nombre de musées et de centres culturels autochtones prêts à accueillir les objets rapatriés selon les normes muséales. Aujourd’hui, alors que de plus en plus de communautés se sont dotées de ces infrastructures, certains musées exigent désormais, au contraire, que les objets soient utilisés dans les pratiques locales de revitalisation culturelle. Le contrôle des procédures de rapatriement demeure donc entre les mains des musées qui déterminent si les requêtes répondent aux critères qu’ils ont préalablement définis. Pour évaluer les demandes de rapatriement, les politiques muséales définissent des catégories – restes humains, objets funéraires, objets sacrés, objets du patrimoine culturel – qui ne sont pas toujours révélatrices de l’importance que les Premières Nations leur accordent. Bien que ces catégories soient poreuses et soumises à des interprétations culturelles variables, les musées demeurent encore aujourd’hui plus ouverts aux demandes qui concernent les restes humains et les objets définis comme « sacrés ». La catégorie des objets du patrimoine culturel est celle pour laquelle les communautés doivent apporter un très grand nombre de preuves. Par exemple, une communauté doit prouver qu’elle détenait autrefois un droit de propriété collectif sur l’objet réclamé et qu’aucun individu n’avait le droit de l’aliéner. Cette notion de propriété collective est relative et parfois impossible à prouver pour des biens utilisés traditionnellement dans le cadre d’un mode de vie semi-nomade et familial, comme c’est le cas pour un grand nombre des Premières Nations du Canada. Les critères de ces catégories orientent le choix des communautés et les découragent finalement à réclamer les objets du patrimoine culturel, parfois aussi importants pour eux que les objets définis par les musées comme « sacrés ».

En dépit des bonnes intentions déployées par le personnel des musées, les démarches sont toujours régies par les compréhensions occidentales des notions de propriété, d’individualité, de collectivité ou encore de sacré. Pour ces raisons, le débat sur le rapatriement continue d’être alimenté par les critiques que les Premières Nations adressent au caractère colonial de l’héritage muséal. À travers leurs démarches, les communautés cherchent à reprendre le contrôle sur la propriété, l’interprétation et la représentation de leurs objets, de leurs histoires et de leurs cultures. Ce faisant, le rapatriement invoque un rapport à l’histoire qui englobe les relations interculturelles passées et présentes, et il augure de l’évolution de ces relations. C’est une des raisons pour laquelle « les musées deviennent un cheval de bataille des Premières Nations dans leur lutte pour l’égalité à l’accès au pouvoir2 ».

Le rapatriement est également essentiel aux processus locaux de revitalisation et de transmission des connaissances culturelles. Comme le mentionne une Innue de Mashteuiatsh, les objets sont perçus comme autant de moyens permettant d’objectiver la mémoire de leur culture : « Il y a des trous noirs dans notre histoire et il y a eu beaucoup d’oublis. Beaucoup d’aînés sont partis, c’est comme des bibliothèques au complet qui sont parties. Les objets sont là pour nous rappeler d’où l’on vient3 ». En assurant la médiation entre la mémoire des personnes et les événements, les objets permettent de reprendre contact avec une partie de leur histoire. À travers les démarches nécessaires à la documentation et à la justification des demandes de rapatriement, les objets suscitent en effet de nouveaux échanges intergénérationnels et deviennent des vecteurs de reconstitution de savoirs, savoir-faire et savoir-être4. Ces démarches suscitent également des réflexions locales qui nourrissent et fortifient l’affirmation d’éléments constitutifs des identités culturelles. Une fois rapatriés, les objets remplissent de multiples rôles et fonctions. Ils sont, par exemple, érigés en symboles culturels distinctifs qui favorisent l’inspiration créatrice artistique ainsi que la revitalisation de pratiques et de valeurs locales. Ils deviennent ainsi des ressources d’expression et de reconnaissance, au sein même des communautés et auprès des non Autochtones. Finalement, ces objets du passé obtiennent de nouveau une place au sein des réalités actuelles des communautés et pénètrent peu à peu la mémoire collective des nouvelles générations.

Au-delà de ces bénéfices, les communautés ont encore un grand nombre de défis à surmonter, notamment à cause des procédures et des normes qui perpétuent la politisation des relations de pouvoir existant entre les musées et les communautés. Toutefois, le processus qui rend effectif le rapatriement passe par des efforts de médiation, qui finissent par favoriser une plus grande compréhension des intérêts de chacun. La légitimation des positions s’y concrétise alors à travers l’échange puis la négociation de régimes de savoirs, de valeurs et de pratiques différentes. Le chemin à parcourir est long, mais lorsqu’un lien est renoué entre les objets et la mémoire de leur communauté d’origine, les collections muséales ont l’occasion de dévoiler tout leur potentiel. Pour les membres des communautés, ces démarches offrent l’occasion de combler les « trous béants » laissés par les processus de dépossession culturelle. Pour les musées, ces processus sont également bénéfiques puisqu’ils produisent des connaissances considérables sur des collections parfois jamais étudiées. Grâce au dialogue engagé entre les parties, le rapatriement, loin de représenter une perte, peut alors constituer un gain de nouvelles connaissances susceptibles de satisfaire à la fois la mission scientifique des musées et les attentes socioculturelles des communautés.

Carole Delamour est stagiaire postdoctorale au Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones (CIÉRA). Ses recherches portent sur la diversité des patrimoines autochtones et sur le rapatriement des objets.

1 CLIFFORD, James (2013). Returns: Becoming Indigenous in the Twenty-First Century. Cambridge: Harvard University Press, p. 129.

2 CONATY, Gerald T. « Le rapatriement du materiel sacré des Pieds-Noirs : deux approches », Anthropologie et sociétés, vol. 28, no 2, 2004, p. 64.

3 Doris Launière, entrevue réalisée par Carole Delamour, Mashteuiatsh, mai 2012.

4 DELAMOUR, Carole, Marie ROUÉ, Élise DUBUC et Louise SIMÉON. « Tshiheu. Le battement d’ailes d’un passeur culturel et écologique chez les Pekuakamiulnuatsh », Recherches amérindiennes au Québec, vol. 47, nos 2-3, 2017, p. 161-173.

Florence Matilpi (née Mountain) et son petit-fils Sean Matilpi avec une coiffe ayant appartenu au grand-père de Florence, Nage’, le chef Harry Mountain. Centre culturel U’mista, en 1980 Photo : Vickie Jensen, UPN-01476

Réserves visibles du Museum of Anthropology at UBC, Vancouver

Masque caché de la Nation de Kwakwaka’wakw, Museum of Anthropology at UBC, Vancouver

Pour respecter les prescriptions culturelles et le fait que certains objets ne doivent pas être exposés au public, le MOA a décidé, en concertation avec les aînés des Nations concernées, de les envelopper. Avec l’aide d’une médiation écrite, le public comprend que seules certaines personnes sont autorisées à voir ces objets.

Plus quune législation,

une reconnaissance

Tambour

Don de Michel Noël

Collection du Musée amérindien de Mashteuiatsh

Vie des Arts n’a pas pu obtenir les droits de reproduction permettant de présenter une image du teuehikan de Mashteuiatsh, qui est aujourd’hui la propriété du National Museum of American Indian de Washington. Cet autre tambour ilnu ici reproduit est conservé au Musée amérindien de Mashteuiatsh. Nous remercions Louise Siméon, du Musée amérindien de Mashteuiatsh, et Mendy Bossum Launière, conseillière ilnu aitun mahk nehlueun.

DOSSIER Les collections en mouvement

L

Par Gabrielle Paul

a Chambre des communes du Canada débattra à l’automne 2018 du projet de loi C-391 : Loi concernant une stratégie nationale sur le rapatriement de biens culturels autochtones. Cette mesure législative est certes symbolique, mais sa promulgation permettrait de confirmer de manière formelle un droit des Autochtones : celui de pouvoir reconstituer leur patrimoine matériel.

Certains demeurent toutefois frileux à l’idée de ce projet de loi C-391. C’est le cas du directeur général de l’Association des musées canadiens (AMC), John McAvity, qui, en entrevue à la radio de CBC en mai 2018, a émis des craintes envers ce projet de loi : « Des ressources doivent être mises en place et des conditions doivent être établies avant de pouvoir rendre les objets », a-t-il confié. Conscient du but noble qui consiste à vouloir rendre les artefacts aux Autochtones, il doute néanmoins de la nécessité d’une loi allant dans ce sens. L’AMC est dotée, depuis 30 ans, d’un protocole destiné à rendre les restes humains et les objets de cérémonie aux communautés. Ce qui serait « bien suffisant », selon M. McAvity.

Ces craintes sont purement bureaucratiques et financières, alors que le rapatriement des biens culturels représente infiniment plus pour les Autochtones. Des conditions administratives ne sont rien comparées à des siècles de colonialisme ayant entraîné une perte d’identité culturelle massive, un génocide. Je ne crois pas qu’il soit approprié qu’une institution telle que l’AMC se permette de décider de ce qui est bien ou non pour les Autochtones, pour qui cette loi peut être importante. Il s’agit de la preuve, quant à moi, de l’existence d’un paternalisme institutionnalisé dont il est bien difficile de se défaire. Il faut faire confiance aux communautés et aux institutions muséales autochtones, elles sauront prendre soin des objets qui leur reviennent. Elles ont bien su maintenir et prendre soin de leur patrimoine et de leur culture pendant des millénaires.

La plupart des musées ne sont pas fermés aux demandes de rapatriement. Les communautés qui souhaitent rapatrier leurs artefacts s’engagent toutefois dans un long processus, souvent émotif, pour les personnes impliquées. Si la loi C-391 contribue à faciliter les procédures de rapatriement, ce sera alors une belle victoire pour les Autochtones du Canada.

Se réapproprier notre histoire, se retrouver nous-mêmes

Personnellement engagée dans un processus de rapatriement entamé par ma propre communauté, celle des Innus de Mashteuiatsh au Lac-Saint-Jean, je peux témoigner de la charge émotive qui accompagne une telle procédure. Dans le cadre du projet Nika Nishk, j’ai eu la chance, en 2013, de me rendre avec une délégation de Mashteuiatsh au National Museum of the American Indians – Smithsonian Institution, à Washington. Là-bas, mes collègues et moi-même avons pu observer de près et étudier des objets provenant de chez nous. Ceux-ci ont été déracinés de leur contexte d’origine par l’anthropologue américain Frank Speck dans les années 1930. Même si Speck n’a pas pillé notre communauté ni volé nos objets, nous étions tous fébriles à l’idée de les revoir. L’expérience était impressionnante et forte en émotion. Il est difficile de décrire avec des mots le sentiment que nous avons éprouvé. Nous avons eu l’impression de nous retrouver un peu. C’était totalement surréel de retrouver un peu de nous-mêmes à plus d’un millier de kilomètres de notre territoire.

Je n’avais jamais eu de contact avec ces objets auparavant, mais j’ai eu la sensation de les avoir toujours côtoyés. Voir ces objets a ravivé en moi une flamme de fierté. Avec raison, puisque ce sont mes ancêtres qui ont eu l’ingéniosité et la créativité de les fabriquer.

J’ai été particulièrement touchée de voir le teuehikan, le tambour traditionnel. Le teuehikan dégage une puissante spiritualité; les tambours et leur symbolique sont encore aujourd’hui très présents dans ma communauté. C’était donc très poignant de retrouver celui-ci caché dans une immense réserve muséale, entreposé avec des centaines d’autres objets porteurs de l’histoire de dizaines d’autres Nations.

Les dommages causés par le colonialisme ont laissé des gens de nos Nations sans fierté et sans identité. Grâce à cette expérience, je sais que je suis fière d’être une Pekuakamiulnu et de contribuer à notre réappropriation culturelle. Pour avoir été impliquée dans cette démarche, je peux le dire : nous permettre de reprendre possession de nos patrimoines, c’est nous permettre de retrouver notre âme.

L’importance d’avoir un patrimoine

L’un des composants incontestables d’une Nation est son patrimoine. Amadou-Mahtar M’Bowm, directeur général de l’Unesco de 1974 à 1987, l’affirmait lui-même en juin 1978 dans son appel Pour le retour, à ceux qui l’ont créé, d’un patrimoine culturel irremplaçable : « le génie d’un peuple trouve une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine1 ».

Particulièrement chez les Autochtones, chez qui les savoirs se transmettaient de manière orale, les artefacts demeurent aujourd’hui de bons témoins des cultures affectées par le colonialisme. Au même titre que la langue et les coutumes, nos objets permettent à nos Nations de se maintenir en vie.

Nous sommes maintenant à une époque où les Premières Nations recherchent l’émancipation. Après des siècles de paternalisme gouvernemental, nous ne parviendrons à notre autodétermination qu’en décolonisant nos vies et nos cultures. Reconstituer nos patrimoines et se réapproprier notre histoire est une étape cruciale dans ce processus. Une loi qui appuie nos demandes de rapatriement ne peut donc qu’être bénéfique.

Gabrielle Paul est une Pekuakamishkuess de 20 ans. Elle a vécu toute sa vie à Mashteuiatsh, au Lac-Saint-Jean. Elle vit désormais à Montréal où elle travaille dans le milieu journalistique et médiatique. Elle est étudiante au baccalauréat en science politique à l’Université de Montréal.

1 M’BOW, Amadou-Mahtar (1978). Pour le retour, à ceux qui l’ont créé, d’un patrimoine culturel irremplaçable : un appel du Directeur général de l’UNESCO, [En ligne], http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CLT/pdf/discours_mbow_retour_fr.pdf


1

DOSSIER Les collections en mouvement

Vie des arts 252

Par Julie Graff

Le marché de l’art inuit est florissant depuis les années 1950. Toutefois, pendant plusieurs décennies, les Inuit1 n’ont pas eu le contrôle de ce marché principalement destiné à une clientèle du Sud. Lori Idlout (ᓘᕆ ᐃᓪᓚᐅᑦ), propriétaire de la Galerie Carvings Nunavut (Iqaluit) incarne un changement qui prend finalement place, grâce à l’obtention d’une licence lui permettant d’utiliser l’Igloo Tag Trademark.

Créée en 1958 par le département des Affaires indiennes et du Nord, la marque de commerce Canadian Eskimo Art and Design, mieux connu sous le nom d’Igloo Tag (d’après son logo), assurait une protection contre les contrefaçons inondant le marché dès les années 1950. Créé afin d’aider les artistes inuit à relever ce défi économique de taille, l’Igloo Tag, qui a d’abord été géré par le gouvernement fédéral, fut transféré le 9 mars 2017 à l’Inuit Art Foundation (IAF), une organisation inuit nationale dédiée au soutien et à la promotion des artistes inuit. À la suite de ce transfert, l’IAF décide d’attribuer une licence à la Galerie Carvings Nunavut, une étape significative puisque les licences étaient jusqu’alors détenues par quelques organisations importantes, comme la Guilde canadienne, la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec, ou encore la Compagnie de la Baie d’Hudson2. Nunavut Carvings est alors devenue la première galerie indépendante et Lori Idlout la première Inuk à être licenciée. Nous avons eu l’occasion de discuter avec Mme Idlout de l’obtention de cette licence, et ce qu’elle représente pour elle et les artistes inuit qu’elle soutient3.

Julie Graff: Can you tell me how you started your gallery?

Lori Idlout: My husband and I, we both started the gallery about 9 or 10 years ago. My husband has always appreciated and loved Inuit art. We started collecting more and more Inuit art in our house, and people would come to visit our house to look at them. It came to a point when I realized we should probably start an Inuit art gallery so that we can show the amazing talent that the Inuit have. I have also always been, myself personally, engaged in supporting the Inuit in different ways, because in Nunavut, where we live, it’s difficult to have jobs and such. To support Inuit creativity was then in a way a bridge between our two interests. It was also a way to help and support Inuit artists by being available to them so that they can be more creative and know we will buy their art. Both my husband Allan and I, we work very well together with each of our passion, and we have been able to maintain the gallery by always believing in Inuit art and believing in supporting the Inuit, so that they can support their families as well.

J.G.: Where are the artists you represent mostly from?

L.I.: Most of our artists are from Nunavut, but we also buy Inuit art from other Inuit regions, like Nunavik. And we also repatriate in a way old art that was bought years ago and brought to the South. We bought from estates, which sold Inuit art and we brought them back, when we could.

J.G.:. And do you sell only in Iqaluit?

L.I.: All our art is here at our gallery in Iqaluit, but we also have a website, carvingsnunavut.com, so we do sell our art through the website and we send all over the world.

J.G.: How did you become a licensee for the Igloo Tag Trademark?

L.I.: The Inuit Art Foundation, when they came to Iqaluit for a public consultation about the Igloo Tag, came to my gallery. I think they had heard about my gallery when they visited Iqaluit, and they were quite impressed with what’s inside the Carvings Nunavut Gallery. They told me they had acquired the rights to the Igloo Tag, and they approached me to make an application to be able to buy a license, to be able to issue the Igloo Tag. It was then an application process, which I thought made sense, in a way, because to be able to use the Igloo Tag is a privilege.

J.G.: You are the first independent gallerist, and the first Inuk to become a licensee. What does it mean for you?

L.I.: First, it shocked me to hear that I was the first Inuk, because the Igloo Tag is supposed to be there to confirm the authenticity of the Inuit art, and Inuit can do that for sure! For the length of the time that the Igloo Tag has existed, I had not realized there had been no other Inuk who got the license to be able to buy and sell Inuit art, so that was a surprise to me. It is an honour to be the first Inuk to become a licensee I think.

J.G.: What difference is it going to make for the gallery and the artists you represent? What kind of benefits do you expect?

L.I.: I am not sure yet how it will affect us, because we already do promote that we buy and sell authentic Inuit art. We also have a Nunavut tag, that we get from the Government of Nunavut. I think it is going to be helpful to promote Inuit art to the world. Because of the history of the Igloo Tag, being a licensee will help us to promote and market with confidence that we are selling authentic Inuit art.

J.G.: Do you expect more Inuit gallerists to obtain a license for the Igloo Tag Trademark? Do you know if any of them are interested?

L.I. I haven’t heard if others have applied or not, but the Inuit Art Foundation is doing a really good job of increasing their presence and increasing the awareness of what they do. So, I feel like I’m only the tip of the iceberg. I’m hoping and have full confidence that the Inuit Art Foundation will be able to issue more licenses to Inuit business owners, so that it can be the Inuit who are buying and selling Inuit art on the market.

J.G.: Why is it so important for you to have more Inuit in control of the Inuit market?

L.I.: This is about the business mindset, I think. It is challenging to be in a business, it is very much about making sure that you can keep the business growing and having to support the business through difficult situations, such as having no sales happening. It can be a struggle, and I think it proves to people, to other Inuit, to Southerners, that the Inuit are able. It proves that the Inuit are capable and talented, that we can have a voice, that we can work hard. It shows that Inuit as business people can be successful. By working in partnerships, the Inuit between each other, and between the Inuit and southerners, we can all be successful.

J.G.: What are your projects for your gallery, now and in the future?

L.I.: At Carvings Nunavut, we are always trying to find more ways to make it easier to buy and sell Inuit art, and we work with the artists. We provide tools, we provide loans when we can, we provide temporary housing, so our artists can have a place to live in temporarily when they need. We try to provide spaces for carvers to carve. To be able to maintain that and to increase in that capacity, to keep supporting artists, is our goal. There is also a couple of things we are working on. Nunavut has an Inuit language protection act, and businesses must be compliant with it. So, when we publish things, it must be in Inuktitut and English. And we are trying to work on making sure that all our staff at the gallery can speak in Inuktitut so when we are working with the carvers, if they want to work in Inuktitut, it’s a choice they can have. We’re also trying to update our website so to make it easier for people who visit it.

J.G.: Any last word you want to add?

L.I.: As a business woman, an Inuit business woman, I want to be able to share, and to encourage other Inuit, to encourage other women, to encourage people. If you have a dream, or if you have an ambition, surround yourself with people who are willing to support you. I have learned that during the years, it happens because there is teamwork, there is support, when you work together with many people, success is going to happen, because everyone is working for it. I encourage people to do what they can for them and their initiatives to succeed. l

Julie Graff est candidate au doctorat en histoire de l’art à l’Université de Montréal, et en anthropologie sociale à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris.

1 L’ethnonyme inuit signifie « les êtres humains » en inuktitut, la langue inuit (un être humain étant un inuk). Nous avons choisi de suivre la position adoptée par plusieurs universitaires, et ainsi de respecter la signification originale d’inuit, qui sera utilisé sans être accordé en genre et en nombre (puisqu’il s’agit déjà d’un pluriel). En position adjectivale, il est aussi considéré comme invariable, ainsi : un Inuk, des Inuit, la langue inuit, etc.

2 BOYD, Leslie. « Authentically Inuit », Inuit Art Quarterly, vol. 30, no 3, automne 2017.

3 Nous avons choisi de reproduire l’entretien en anglais, afin de rester au plus près de la parole de Mme Idlout.

La marque de commerce Canadian Eskimo Art and Design, ou Igloo Tag (d’après son logo), a été créée en 1958 par le département des Affaires indiennes et du Nord, assurant une protection contre les contrefaçons.

Avec l’aimable autorisation de Inuit Art Foundation.

Une réussite inuit

Entretien avec Lori Idlout

Vie des arts 252

Lori Idlout, owner of Carvings Nunavut (Iqaluit)

Photo: Inuit Art Foundation