Détourner les réseaux sociaux pour créer avec les adolescent·e·s
Les adolescent·e·s se rencontrent de façon croissante sur les réseaux sociaux pour socialiser et partager des contenus issus de la culture populaire. La COVID-19 a accentué ce phénomène : les confinements ont obligé les jeunes à trouver d’autres modes de socialisation, en grande majorité à distance. Dans ces espaces en ligne, la logique de la popularité carbure aux likes, aux tendances instituées par des influenceur·euse·s et à l’homogénéisation des contenus générée par des chambres d’écho[1]. Inévitablement, les jeunes sont entraîné·e·s dans cette économie de l’attention. À l’heure du tout commercial, de l’« instagrammable » et de l’image magnifiée de soi, que peut l’art pour réenchanter, à leurs yeux, l’ordinaire et leur propre culture, à partir de ces technologies quotidiennes mêmes ?
Je propose ici d’imaginer des projets pédagogiques en classe d’art en lien avec des pratiques artistiques qui se jouent des fonctionnalités de ces plateformes commerciales pour susciter l’attention en intriguant, en rassemblant et en stimulant l’esprit critique des abonné·e·s. Par exemple, en 2014, l’artiste Amalia Ulman mettait une fausse vie luxueuse en scène sur Instagram avec le projet Excellences & Perfections2. Cette série de photographies exploitait les tendances « instagrammables » de la féminité à travers un statement artistique fort. Dans la même veine et sur la même plateforme, Cindy Sherman diffuse depuis 2017 une impressionnante série d’(auto)portraits qui, en représentant autant de personnages à la lisière du laid, de l’excentrique et du futurisme, transgresse les codes de la beauté3. Sur une note plus humaniste, l’artiste chorégraphe française Nadia Vadori-Gauthier publie, depuis 2015, une danse par jour sur Instagram. Procédant comme « un acte quotidien de résistance poétique4 », sa pratique embellit la sphère quotidienne et crée du sensible en cette ère polarisée et fragile. Plus récemment, le travail de l’artiste multidisciplinaire Smac McCreanor a consisté à imiter précisément et avec humour des mimiques d’animaux ou d’objets animés par des performances en danse contemporaine5. Ces chorégraphies sont publiées sous la forme de vidéos en diptyque méticuleusement synchronisées. Les pratiques artistiques actuelles questionnent, fascinent et façonnent. Leur potentiel philosophique est réel pour l’enseignement en arts auprès des adolescent·e·s. Dès lors, plutôt que d’entrevoir l’interdiction des technologies mobiles connectées dans l’apprentissage, pourquoi ne pas les aborder de front par des projets de création en classe avec les jeunes, à l’instar de ces artistes ?
Des recherches et des projets sont menés au Québec et ailleurs, tirant profit de la connectivité permise par ces outils. Les chercheurs Juan Carlos Castro et Martin Lalonde ont largement contribué à l’expansion du champ de recherche sur l’intégration des technologies socionumériques en classe d’art au secondaire. Castro a su démontrer leur apport pour stimuler un apprentissage collectif chez les élèves6. Pour sa part, Lalonde a exploré le potentiel de l’autoreprésentation photographique propre à ces espaces socionumériques pour renforcer l’image de soi au contact des créations et des rétroactions de leurs pairs7. Aux États-Unis, les chercheuses en éducation Lisa LaJevic et Kelsey Long8 ont aussi proposé un projet de création qui tisse des parallèles entre la documentation du quotidien exposé sur les réseaux et la pratique de l’artiste Sophie Calle. Depuis 2014, j’ai moi-même conduit plusieurs projets reliant danse, outils mobiles connectés et vidéo d’art avec les 13-17 ans, pour réfléchir sur leur présence à soi et aux autres9. Dans ma recherche doctorale publiée récemment10, je présente les retombées d’une intervention artistique en classe d’art multimédia consistant à lancer, dans un réseau social éducatif, une multitude de consignes à toute heure de la journée. Ces consignes surprennent les élèves en les invitant à performer, dans leurs lieux quotidiens, un geste banal, ludique et artistique en résonance avec leur sensorialité et à publier une trace de cette performance dans le fil d’actualités, stimulant différemment leur présence.
La pratique des artistes et l’esthétique quotidienne produite par les adolescent·e·s convient les enseignant·e·s et les médiateur·rice·s en art à inventer de nouvelles formes d’usage des technologies socionumériques dans le monde de l’éducation. Plus largement, cet essai souhaite nous inciter à porter une attention renouvelée à notre manière de regarder les nouvelles technologies qui inondent notre monde et déroutent notre sens de l’éthique. Particulièrement à l’heure où nous apprivoisons l’intelligence artificielle, l’art et la création demeurent des lieux de remises en question qui ouvrent de nouvelles perspectives, pour mieux les entrevoir d’une façon réflexive et critique.
Grâce à un partenariat avec l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques, Vie des arts fait paraître, dans chacun de ses numéros, une chronique soulevant un enjeu, soutenant une réflexion ou soulignant une initiative dont les retombées embrassent le domaine de l’éducation artistique.
La mission de l’Association québécoise des enseignantes et enseignants spécialisés en arts plastiques est de promouvoir et de défendre la qualité de l’enseignement des arts, de stimuler la recherche et de favoriser le partage d’expériences pédagogiques.
1 Les chambres d’écho sont un phénomène émergeant de la dynamique des algorithmes dans les réseaux sociaux qui tendent à mettre les individus en contact avec des contenus et des opinions qui sont le plus souvent proches de leurs propres convictions ou valeurs.
2 Des détails et des images issues de la performance Excellences & Perfections peuvent être consultés sur ce site : https://webarchives.rhizome.org/excellences-and-perfections/
3 On peut consulter le profil Instagram de l’artiste ici : https://www.instagram.com/cindysherman/
4 Citation tirée du site Web de l’artiste Nadia Vadori-Gauthier : http://www.uneminutededanseparjour.com/
5 On peut profiter des performances de l’artiste sur son profil Instagram : https://www.instagram.com/smacmccreanor/
6 Se référer à son article « Learning and Teaching Art through Social Media » dans Studies in Art Education, 2012, 53(2), p. 152-169.
7 Se référer à sa thèse, Approche des médias sociaux mobiles basés sur l’image en éducation artistique : une étude sur les affects adolescents et sur la complexité des systèmes d’apprentissage, publiée en 2019 à l’Université Concordia.
8 Se référer à leur article « Investigative Performers: Exploring Documentation in Art » dans Art Education, 2019, 72(3), p. 8-14.
9 Avec la chorégraphe Sara Hanley et le centre Turbine, j’ai réalisé deux projets significatifs : « Des mots qui font du bien » en 2014 (https://centreturbine.org/projet/des-mots-qui-font-du-bien) et « Danser ensemble dans le réseau » en 2020 (https://centreturbine.org/projet/danser-ensemble-dans-le-reseau). Un article est disponible dans la revue Jeu : « Danser ensemble dans le réseau », 2022, 181(1), p. 78-81.
10 Se référer à ma thèse, Corps mobiles et connectés : design pédagogique pour la création multimodale dans les réseaux sociaux, publiée en 2024 à l’Université Concordia.