Devant la civilisation du spectacle mise de l’avant par nos sociétés et dans laquelle la notion de culture et d’éducation est parfois dévalorisée, il y a lieu de s’inquiéter !

L’université a subi une transformation radicale depuis le Siècle des Lumières. La légitimation de la recherche et de l’éducation passe dorénavant par la productivité. Puisque l’État demande aux universités d’être « rentables », ces dernières sont incitées à sélectionner de plus en plus les « matières payantes » au lieu de donner la priorité à la transversalité des connaissances. Ainsi, les arts sont devenus quasi ignorés en regard de la vision mercantile. Comment inverser cette tendance ?

Mon double engagement sur la scène littéraire et scientifique m’a ouvert des horizons sur les possibilités de jumeler ces deux domaines dans le sens d’un décloisonnement des disciplines. Les arts (poésie, peinture, design, dessin, sculpture, musique, théâtre, danse, cinéma…) ne nous permettent-ils pas de percevoir le monde différemment, d’être plus sensibles aux réalités environnantes, d’avoir un champ d’analyse plus large, donc d’être plus critiques et mieux outillés pour faire face aux enjeux d’aujourd’hui et de demain ?

Doctorante et chargée de cours, en comportement organisationnel, à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval, je tente d’instaurer un dialogue entre l’analytique et l’imaginaire lors de la mise en pratique de la théorie. Cette méthode créative découle de la philosophie de l’enseignement du sociologue Edgar Morin. Ce dernier invite constamment à relier les connaissances entre elles en favorisant l’induction et les associations d’idées dans l’art de comprendre et d’analyser. Du côté de l’émergence des idées audacieuses, on peut évoquer le philosophe français Gilles Deleuze, qui incite à penser en dehors des cadres usuels dans Mille plateaux (1980). En m’inspirant de ces courants philosophiques et pour rendre la matière stimulante dans les cours que j’enseigne, je mets de l’avant une multidisciplinarité d’approches pédagogiques.

Représentation par Catherine Maltais, étudiante en design graphique de l’article scientifique « Les comportements de citoyenneté organisationnelle : une étude empirique sur les relations avec l’engagement affectif, la satisfaction au travail et l’implication au travail » de Pascal Paillé, chercheur à la Faculté des sciences de l’administration

Par exemple, pendant une séance de cours sur la perception, je demande aux étudiants de décrire un tableau de Dali, La persistance de la mémoire (1931), à travers une multiplicité d’exercices. Je transpose ensuite la pluralité des réponses des étudiants au milieu de la gestion afin de démontrer que notre perception d’un événement peut créer des conséquences majeures sur les décisions prises par les organisations. Ce type d’exercices conduit les étudiants à développer leur pensée critique dans le but d’ouvrir le dialogue et de faire des liens avec des domaines non intrinsèquement liés à la gestion : comment une œuvre d’art permet de comprendre les perceptions en organisation. Autre exemple où j’incite les étudiants à jumeler gestion et arts : pendant une séance sur les analyses de cas, plutôt que de demander aux étudiants de me remettre une analyse écrite, ils doivent illustrer leur réponse de manière créative avec le matériel que je mets à leur disposition (cartons, magazines, crayons de couleur, etc.). Les résultats sortent des sentiers battus, comme cette équipe qui a représenté des problématiques organisationnelles à travers un dé de décision ou une autre qui a envisagé les stratégies d’une entreprise au cœur même des ailes d’un avion. Ces activités permettent de s’éloigner des courants traditionnels pour provoquer un dialogue interdisciplinaire, dans le but d’éveiller l’intérêt des étudiants à la pollinisation croisée des sciences et des arts plutôt que de favoriser la recherche en vase clos. J’ai alors remarqué que les étudiants sont plus réceptifs à l’apprentissage, ce qui entraîne de meilleurs résultats.

Pour aller plus loin et démontrer que les sciences et les arts ont la possibilité d’offrir des perspectives d’analyse plus larges en les métissant, j’ai mis sur pied une exposition intitulée Sciences & Arts, présentée à l’Université Laval à l’automne-hiver 2017-2018. Longtemps séparés, les sciences et les arts ont tenté ici une coexistence pacifique. Loin des stéréotypes, loin d’un système mécanisé dans lequel la société nous plonge, cette collaboration entre cinq départements de l’Université Laval (design graphique; comptabilité; littérature, théâtre et cinéma; gestion; relations industrielles) permet d’imaginer un concept renouvelé dans lequel le scientifique et l’artiste ne cherchent pas à fractionner ni à diviser les savoirs, mais à les féconder. L’objectif des étudiants-participants : transformer des données scientifiques en véritable œuvre d’art. Le fruit de cette collaboration est le point culminant d’une réflexion que j’ai livrée dans un livre, publié à l’automne 2019 aux Presses de l’Université Laval et tout récemment aux Éditions Hermann en France. Parviendrons-nous à démontrer que l’art permet à l’humain de mieux saisir les préoccupations sociales, économiques, environnementales et organisationnelles ?