En ce monde où les images défilent à toute vitesse et en quantité industrielle, s’attarder à une seule d’entre elles est devenu un privilège, un luxe même, et plus encore quand on peut le faire en compagnie de l’artiste qui l’a créée. Carol Wainio m’accueille dans son atelier et, tout de suite, je suis happé par une grande toile qu’elle vient de terminer : The Shepherd Is Asleep / Le Loup et l’Agneau (2024)[1].

Mon regard court partout dans cette composition baroque où abondent les gestes, les styles et les signes. «Normalement, les artistes évitent d’être trop généreux. Ils enlèvent des éléments. Pas moi.», me dit Wainio, sourire en coin. Du même souffle, elle me confie que ses tableaux sont essentiellement constitués de plusieurs images ou parties d’images existantes (peintures, gravures, cartes postales, manuels, manuscrits…), qu’elle choisit et assemble minutieusement à l’ordinateur avant de se mettre à peindre. Ici et là, elle révèle d’ailleurs ce travail de collage en laissant le cadre autour de certains éléments. Quand je lui demande dans quel ordre elle procède, elle me répond : «Je commence par établir le décor, le fond, et je fais en sorte qu’il soit suffisamment instable pour que je puisse y ajouter d’autres éléments instables.» Dans The Shepherd Is Asleep / Le Loup et l’Agneau, ce fond mouvant consiste en une clairière bordée d’arbres au bas de laquelle serpente un cours d’eau.

Plus qu’une stratégie formelle, l’instabilité est au cœur du propos de Wainio. En témoignent les deux sources littéraires, l’une en anglais, l’autre en français, auxquelles renvoie le titre (lui aussi généreux!). The Shepherd Is Asleep est un vers tiré de Ring Them Bells, une chanson de Bob Dylan aux accents apocalyptiques et nourrie de références bibliques. On y entend, notamment : « Oh the shepherd is asleep / Where the willows weep / And the mountains are filled / With lost sheep » (Oh, le berger dort / Là où les saules pleurent / Et les montagnes sont remplies / De brebis égarées). Fable de La Fontaine, Le loup et l’agneau met quant à elle en scène un violent dialogue de sourds : le loup accuse l’agneau d’avoir souillé l’eau du ruisseau où il boit, et l’agneau se défend à l’aide d’arguments imparables mais inutiles, puisque la loi du plus fort prévaudra (le loup le mangera).

La dimension littéraire du tableau saute aux yeux : on se sent devant une histoire en suspens. L’artiste nous confirme que c’est ce qu’elle recherche. «Bien que j’aie étudié avec des maîtres de l’école formaliste comme Guido Molinari, pour qui peinture et narration n’avaient rien à voir, je tenais à établir les conditions de la narration dans mon travail. Des années plus tard, les fables et les contes que je lisais et relisais à mes deux fils sont devenus une source d’inspiration obsédante. J’y retrouve notamment la crainte qui plane sur le monde contemporain… Pour moi, un personnage comme Donald Trump, par exemple, sort tout droit d’un conte. Comme dans Le loup et l’agneau, il recourt sans gêne au mensonge et invente des histoires pour dominer et être adulé. Et comme dans Hansel et Gretel ou Le Petit Poucet, on le sent prêt à abandonner à eux-mêmes, dans un environnement terriblement hostile, les enfants ou les plus vulnérables.»

Carol Wainio, The Shepherd Is Asleep / Le Loup et l’Agneau (2024) (détail). Acrylique sur toile, 137 x 204 cm. Photo: Richard-Max Tremblay

Un conflit occupe le centre du tableau, mais l’artiste complexifie ce «squelette d’histoire» qu’est la fable de La Fontaine en redoublant les figures et en les superposant. De part et d’autre de l’empilement, on retrouve un agneau et un loup représentés avec la virtuosité des peintres flamands du XVIIe siècle : l’agneau est couché sur le flanc (peut-être endormi, peut-être mort…) et le loup, qui tourne son regard vers le spectateur, se dresse sur ses pattes arrière. Deux images schématiques – sortes de fantômes – apparaissent en superposition : un agneau esquissé par un enfant, au trait blanc, affronte une tête de loup en ombre chinoise, profilée par des mains humaines. Le choix de ces deux images, judicieux, humanise la fable en insistant sur son aspect allégorique : rencontre de l’innocence et de la manipulation, de la naïveté et de l’illusion, de l’enfance et du monde adulte… En même temps, elle donne à l’ensemble un caractère ludique et décalé qui rend la scène ambiguë : est-ce que ces mains d’homme appartiennent au loup? Comment son ombre peut-elle avaler la tête de l’agneau? Deux autres moutons (les brebis égarées de Dylan?) assistent au face-à-face : à gauche, un animal patauge dans l’eau; à droite, un agneau tout chétif a, comme le loup, le regard tourné vers le spectateur, ce dernier se retrouvant ainsi pris à témoin tant par le bon que par le méchant.

Le conflit ne se résume pas à l’anecdote dans l’œuvre de Wainio, puisque sa facture même repose sur des oppositions : l’illusion de perspective est contredite par de soudains aplats; certaines parties à la touche contrôlée tranchent avec d’autres, franchement brutes, qui rappellent l’expressionnisme abstrait; la coprésence des couleurs complémentaires orange et bleu – même pâlies ou rompues – produit un contraste simultané («une petite bataille», dit l’artiste)… De plus, les références aux paysages bucoliques des peintures anciennes se frottent à l’évocation de réalités bien contemporaines, comme les changements climatiques ou la destruction de l’habitat animal. Wainio insiste d’ailleurs autant sur son amour pour l’histoire – et notamment pour certaines œuvres de Fernand Braudel, Lucien Febvre ou Marc Bloch – que sur son addiction aux nouvelles du jour…

Mais ce qu’il y a d’étonnant et de magique, c’est que par son travail de la touche – proche de l’esthétique du camouflage –, Wainio fait éclater ces oppositions qui structurent le tableau. Les éléments se fondent ainsi les uns dans les autres : l’arbre stylisé tiré d’un manuscrit du Moyen Âge disparaît dans un bosquet à la Corot; terre, fourrure, écorce et feuillage deviennent des variations d’une même texture; la forêt, en haut du tableau, et le cours d’eau, en bas, semblent participer d’un même flux, d’une même circulation vive… Tout s’unifie et, en même temps, devient multiple. Dans l’effet d’immanence et de fusion ainsi produit, la dualité se dissout, comme si tout le tableau concourait à faire éclater la structure de pouvoir binaire dans laquelle sont enfermés le loup et l’agneau. Cette œuvre fébrile et inquiète est pour moi un appel à la liberté, à la transformation, au déploiement des possibles. Déroutante au départ, elle opère une séduction lente, et l’on se retrouve soudain envoûté par son inventivité : on voudrait la regarder à l’infini.

La chronique « Une œuvre, un texte » propose une incursion intimiste dans l’œuvre d’un·e artiste dont la pratique en arts a été exposée récemment dans un lieu de diffusion. Elle est soumise au regard de l’un·e de nos collaborateur·rice·s, qui se prête au jeu d’en faire émerger les textures, les motifs, le récit…

1 Ce tableau de 137 par 206 cm a été présenté pour la première fois quelques semaines après notre rencontre dans le cadre d’une exposition solo de l’artiste à Arsenal – Contemporary Art (New York), du 28 mars au 25 mai 2024 ; il s’inscrit dans le prolongement d’une série d’œuvres qui ont fait partie d’une autre grande exposition solo, celle-là au 1700 La Poste (Montréal), du 13 octobre 2023 au 21 janvier 2024.