L’inquiétude comme méthode
Depuis plus de trois décennies, Sophie Lanctôt crée en arts visuels des mondes où la fragilité, l’incertitude et le suspens ont la part belle. Très présente sur la scène artistique québécoise au cours des dernières années, on a pu voir ses œuvres au Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul (2021), à Produit Rien (2022) et en reproduction dans le recueil de poésie de Diane Régimbald, Elle voulait l’ailleurs encore (2024). L’été passé, elle présentait une exposition de grande envergure à la Fondation Guido Molinari[1], institution muséale qui a souvent invité les artistes à créer un dialogue entre leur pratique et celle du plasticien à l’origine de ce lieu de diffusion.
Plutôt que de s’inspirer des partis pris formels de ce peintre comme l’ont fait plusieurs artistes, Lanctôt a choisi de relever à sa manière un défi que Molinari s’est donné en 2003, vers la fin de sa vie : concevoir un ensemble de tableaux en lien avec l’œuvre poétique de Stéphane Mallarmé. Le peintre voyait en cet écrivain symboliste l’un des précurseurs de l’abstraction, mouvement auquel il a lui-même souscrit toute sa vie. Mettant en relief l’invention formelle de Mallarmé, Molinari a créé des tableaux en aplats de couleurs vives qui reprennent la façon dont l’auteur dispose les mots sur la page dans son poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897).
Fidèle à sa propre sensibilité, Lanctôt — qui, en 2019, avait déjà cité Mallarmé dans deux de ses œuvres — retient de l’auteur non pas sa radicalité, mais plutôt sa façon très particulière de créer des mondes ambigus où figuration et abstraction s’interpénètrent. En cela, elle se rapproche du regard que pose Maurice Blanchot sur Mallarmé : « […] en même temps que brille pour s’éteindre le frisson de l’irréel devenu langage, s’affirme la présence insolite des choses réelles devenues pure absence, pure fiction […]2 ».
Ce jeu d’apparitions et de disparitions est central dans le tableau qui clôt l’exposition, un rien (Mallarmé) (2023), inspiré du poème en prose Le nénuphar blanc (1885). La peintre y explore le mystère mallarméen en restant tout à fait fidèle à ses propres préoccupations esthétiques. Trois éléments en blanc s’y distinguent : en haut à droite, peint avec précision, flotte un nénuphar reposant sur son propre reflet et brillant comme une étoile ; à gauche sont tracés au pochoir les mots « un rien » ; puis tout en bas, en écriture cursive, se déploie sur deux lignes le syntagme « de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition ». Une fois ces trois signes discernés, notre regard est happé par le vaste fond sombre sur lequel ils se détachent. Si on n’y voit au départ que du noir, bien vite on en perçoit les subtiles nuances de brun et de bleu. L’artiste, qui a accepté de scruter avec moi le tableau, décrit son intention et sa façon de procéder : « Je voulais que ce noir soit incarné, animé, d’où le choix d’y mêler de la couleur par endroits. Avec un pinceau de taille moyenne et à partir de mille petits gestes qui vont dans tous les sens, j’ai composé dans le noir, rehaussant un trait, en atténuant un autre, modulant une teinte, passant et repassant inlassablement… Ce qui m’importait avant tout, c’était que, dans mon tableau, se manifeste l’absence. »
En effet, on voit, en s’en approchant, des traces fantômes se révéler dans l’obscurité : celle d’un autre nénuphar, complètement estompé, et celles de formes circulaires, dessinées au crayon à l’huile puis recouvertes de peinture, qui évoquent aussi bien des ronds dans l’eau que des feuilles de la plante aquatique, ou encore de dangereux tourbillons. Affleurent également des points et des traits blancs qui rappellent les tiges des nénuphars.
Lanctôt s’est inspirée du poème de Mallarmé, bien sûr, mais aussi de sa longue expérience de contemplation du lac qui jouxte le chalet familial où elle séjourne régulièrement. « Cette relation intime avec les lieux, les objets ou les gens que je choisis comme figures est fondamentale pour moi. » Elle rend bien le frétillement et la vibration de la surface d’eau obscure, mais laisse aussi soupçonner des profondeurs inaccessibles. Montrer, cacher ; hésiter, oser ; s’immiscer, se retirer : Mallarmé lui aussi procède de cette façon dans son poème, mettant en scène un rameur qui avance sur une rivière aux abords touffus pour aller à la rencontre d’une femme dont il devine la présence par divers indices, mais qui n’existe pas. L’écho entre le texte et le tableau tient donc aux motifs (l’eau, le nénuphar, les obstacles, l’étincellement…), mais aussi au style (un mélange de tension et de brouillement qui est le produit, chez Mallarmé, d’une syntaxe heurtée, truffée d’incises et d’inversions, et chez Lanctôt, d’une touche fébrile, de repentirs et de superpositions).
Blanchot dit que « Mallarmé a eu de la nature propre à la création littéraire le sentiment le plus profondément tourmenté3 ». Cette attitude, Lanctôt la reconnaît chez elle : « Je suis inquiète quand je peins. Inquiète de ce qui va émerger, de ce que je vais révéler. Peindre, pour moi, est toujours une épreuve. J’ai peur de la représentation, mais en même temps, je sens le besoin de représenter. Pourquoi peindre une fleur en 2024, dans un monde saturé d’images ? Je me le demande, n’arrive pas à trouver de réponse, et le fais tout de même. Comme j’ai toujours peur d’en dire trop, de brimer l’imaginaire du spectateur, j’éteins les signes, les recouvre, les efface. Mais je dois tout de même dire quelque chose, alors je fais d’incessants allers-retours jusqu’à ce qu’il reste, à la fin, le peu que je voulais dire. »
Bref « un rien », comme l’indique le petit syntagme tiré du poème de Mallarmé, qui flotte dans le noir du tableau. L’emprunt paraît particulièrement judicieux, étant donné que le sens du mot « rien », qui vient de « chose », s’est renversé au fil des ans en « néant » dans le style littéraire, une évolution qui reflète la dynamique paradoxale habitant Lanctôt et qui atteste ce qu’affirme Blanchot, inspiré par sa lecture de Mallarmé : « Les mots […] ont le pouvoir de faire disparaître les choses, de les faire apparaître en tant que disparues […]4 ».
Ce « rien », écrit Mallarmé, se trouve au creux du nénuphar, symbole du secret, puisque se refermant durant la nuit ; un rien notamment fait, selon les mots employés par le narrateur, « de mon souffle ici retenu dans la peur d’une apparition » — autre syntagme cité dans le tableau. Pour moi, ces éléments emboîtés — un souffle retenu, dans un rien, dans un nénuphar — schématisent non seulement l’esthétique de Lanctôt, mais aussi sa poïétique, c’est-à-dire sa manière à la fois introspective et observatrice, inquiète et vigilante, d’aller vers le tableau. Par sa façon de mettre en résonance mots et images, un rien (Mallarmé) nous offre une vivifiante leçon de peinture.
La chronique « Une œuvre, un texte » propose une incursion intimiste dans l’œuvre d’un·e artiste dont la pratique en arts a été exposée récemment dans un lieu de diffusion. Elle se confronte au regard de l’un·e de nos collaborateur·rice·s, qui se prête au jeu d’en faire émerger les textures, les motifs, le récit…
1 Intitulée Sophie Lanctôt, Mallarmé, Molinari : MOTS CROISÉS, l’exposition, dont les commissaires sont Gilles Daigneault et Monic Robillard, a eu lieu du 6 juin au 25 août 2024.
2 Maurice Blanchot, L’espace littéraire (Paris : Gallimard, 1988 [1955]), p. 43.
3 Ibid, p. 44.
4 Ibid, p. 44-45.