Geneviève Goyer-Ouimette, commissaire indépendante et membre du comité d’orientation artistique de la Biennale nationale de sculpture contemporaine 2016, présente ainsi le roman d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes : « Ce récit plonge le lecteur dans une société technologiquement avancée où les humains sont générés en laboratoire. L’objectif est d’assurer le bonheur de chacun et la prospérité économique pour tous. La créativité scientifique ou artistique n’existe plus. Il n’y a plus d’artistes. » Après quoi, elle dévoile la prémisse de cette édition de la BNSC : « Imaginons qu’il y ait eu des artistes dans cet univers fictif. » Les douze artistes invités ont lu (ou relu) le livre et ont choisi l’angle qui correspondait à leur démarche personnelle pour situer leur œuvre dans la perspective de ce célèbre roman de science-fiction (1931). L’État mondial, avec la procréation in vitro, le conditionnement et le soma, cette drogue qui induit un état euphorique, ont été de grandes sources d’inspiration pour les participants, mais ceux qui sont exclus du Meilleur des mondes – les exilés qui vivent dans les îles et les Sauvages qui sont enfermés dans la Réserve à Sauvages – ont aussi retenu leur attention.

Karine Giboulo, dont l’œuvre a pour origine la contestation sociale, présente, avec le réalisme qui caractérise son travail, une usine vitrée, hermétiquement fermée, dans laquelle un grand nombre de personnes effectuent machinalement la tâche qui leur est assignée. Intitulée Booby Trap, l’installation a été créée spécialement pour la Biennale. Les têtes des travailleurs sont pourvues de casques semblables à ceux que mettent les amateurs de réalité virtuelle. Lorsque les habitants de l’État mondial éprouvent une contrariété, ils prennent un congé de la réalité en avalant quelques grammes de soma. L’artiste a représenté quatre individus qui dorment, chacun dans son bocal, sur un lit de gélules bleues, jaunes, rouges et vertes.

Soma est le titre que Guillaume Lachapelle a donné à son œuvre. Deux boîtiers lumineux, l’un rouge et l’autre bleu-violet, s’allument et s’éteignent alternativement dans une salle plongée dans l’obscurité. En s’approchant du boîtier lumineux rouge, le visiteur a l’impression de jeter un coup d’œil sur l’immense salle du Dépôt des embryons du Centre d’Incubation et de Conditionnement, car les embryons dans leurs flacons ne peuvent supporter que la lumière rouge. Quant à la lumière bleue et violette, elle donne une atmosphère de discothèque à une autre architecture aussi froide que vide. Miroirs et jeux de lumière opèrent ces métamorphoses comme le soma qui fait voir la vie en rose.

Le titre de l’installation d’Isabelle Gauvin, S’emmieuter le dedans pourrait laisser croire qu’il s’agit encore de cette drogue. En fait, l’artiste propose une maison, un casque et des lunettes comme protection pour affronter le monde actuel, mais le lien avec le roman n’est pas évident.

Mathieu Valade s’est inspiré des bocaux, mais uniquement pour la forme. Aucun fœtus ne flotte dans ses grands prismes de plexiglas givré. Le spectateur aperçoit plus ou moins distinctement des fleurs, un foyer, des drapeaux, un oiseau noir naturalisé…, car les formes sont floues, comme si elles subissaient les effets de l’obsolescence programmée. Les artefacts disposés dans ces contenants n’ont pas de place dans un monde où l’état stimule la consommation pour assurer sa stabilité. Les Deltas sont conditionnés à haïr les fleurs et le mot « foyer » n’a pas de sens dans ce nouveau monde. Cette belle installation peut aussi être interprétée comme un musée dans lequel ces traces de l’Histoire sont conservées dans des vitrines.

Claire Morgan, dans son œuvre intitulée Nature humaine (Human Nature), enferme elle aussi un oiseau noir naturalisé. Il est seul dans une sphère de cristaux transparents dont il tente en vain de s’échapper. Dans l’État mondial, la liberté est illusoire.

Fidèle à elle-même, Élisabeth Picard s’est inspirée de la nature pour créer l’installation lumineuse Waitomo Cave. Cette transposition artistique d’une grotte de Nouvelle-Zélande éclairée par des millions de vers luisants évoque le plafond d’un édifice futuriste, tel qu’il pourrait apparaître dans un film de science-fiction.

Kim Adams confronte l’homme et la nature dans son œuvre intitulée Caboose Mountains. En entrant dans le Musée québécois de culture populaire, le visiteur voit d’abord une énorme roche. Mais la fiche technique lui apprend qu’il s’agit d’une remarquable imitation. Ce rocher représente une montagne, ou plutôt une île, car il est entouré d’eau. Des personnages minuscules, occupés à diverses activités sportives, sont disséminés à la surface. Cependant, ces Exilés ont déjà installé un chemin de fer. Une maison est imbriquée dans une sorte de silo. L’industrialisation commence à s’implanter dans cette vie rurale utopique.

Amalie Atkins situe aussi son installation Les récolteuses de Tresses (The Braid Harvesters) chez les Exilés. La vidéo projetée dans une tente, faite de bois flotté et de tissus noués, montre une mère et sa fille qui accomplissent un rituel de réconciliation avec le passé en étendant sur une corde des tresses de cheveux.

Le paysage que donne à voir Catherine Bolduc dans son œuvre Tentative d’évasion (Attempt to escape) est un théâtre d’ombres. Le passage du roman qui a retenu l’attention de l’artiste est celui où Bernard et Lénina se trouvent dans un paysage grandiose lors de leur visite dans la Réserve à Sauvages. Le visiteur qui voit ce qui lui paraît être la projection de montagnes et d’arbres sur un écran est surpris de découvrir, de l’autre côté de la toile, un bric-à-brac de sculptures de pacotille et de fleurs artificielles ainsi qu’une tête de mort noire. Catherine Bolduc a parfaitement montré l’opposition entre les deux mondes qui cœxistent dans le livre, tout en restant fidèle à son univers artistique.

La sculpture intitulée Rathaus que Christopher Varady-Szabo a créée pour la Biennale pourrait trouver sa place dans la Réserve à Sauvages. Faite de branches, de terre et de paille, elle tient à la fois de l’art brut et de l’arte povera, mais, réalisée in situ dans l’atelier Silex, elle sera détruite à la fin de l’événement. Aussi naturelle que les constructions de l’État mondial sont artificielles, cette œuvre extraordinaire n’est pas exempte d’ambigüité du fait de sa ressemblance avec un char d’assaut. En guise de drapeau, un arbre est planté à son sommet, comme une proclamation de la victoire de l’écologie.

Enfin, deux artistes, Erika Dueck et Paryse Martin, ont créé des œuvres qui constituent des hérésies dans ce monde où règne l’orthodoxie la plus stricte. La première a bravé l’interdit de la culture, la deuxième celui de l’art.

Through Still Wanderings – À travers des errances figées d’Erika Dueck rappelle la scène dans laquelle Mustapha Menier montre à John le Sauvage le coffre-fort caché derrière sa bibliothèque officielle. Il en tire, entre autres ouvrages interdits, la Bible. Ce scientifique doué a renoncé à publier pour ne pas être exilé, car dans le Meilleur des mondes la recherche est proscrite. Devenu l’un des douze Administrateurs mondiaux, il a accès à la salle des archives. Le spectateur qui regarde dans le tube croit voir un immense couloir tapissé de livres qui s’enfonce au-delà du plancher de la galerie. L’artiste ontarienne joue avec les miroirs comme une illusionniste. Son installation est absolument fascinante.

L’œuvre de Paryse Martin, intitulée Mes espaces fabulatoires, est un prodigieux bestiaire composé d’êtres hybrides qui peuvent faire penser aux masques que le Sauvage voyait dans les cérémonies au Nouveau-Mexique. Dans l’État mondial, toutes les forces doivent être orientées vers la production et la consommation. L’art, qui est considéré comme une perte de temps, en est banni. Mais la solitude aussi est interdite. Le meilleur des mondes finit mal. Dans le grenier de la Galerie d’art du Parc, une robe de mariée est pendue à une poutre. Le spectateur qui a admiré la magnifique traîne fait le tour pour voir l’autre face de l’installation. Deux pieds d’apparence humaine, mais pourvus de griffes, se balancent à quelques centimètres du sol.

Le comité artistique de la 7e Biennale nationale de sculpture contemporaine se proposait « d’offrir un pont entre les amateurs d’art, de littérature et de philosophie » à partir du roman d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes. Les artistes ont bien relevé le défi et plusieurs œuvres sont d’incontestables réussites tant sur le plan conceptuel qu’esthétique. Il existe des mondes meilleurs que d’autres, mais les utopies se transforment vite en dystopies. Il n’y a pas de monde heureux. Le bonheur doit rester une affaire individuelle. Les amateurs d’art qui ont visité la 7e Biennale auront peut-être envie de poursuivre leur réflexion sur le bonheur en lisant Un bonheur insoutenable d’Ira Levin ou Propos sur le bonheur d’Alain.

7e Biennale nationale de sculpture contemporaine « Le meilleur des mondes »
Galerie d’art du Parc, Centre d’exposition Raymond-Lasnier, Musée québécois de culture populair, Musée Pierre-Boucher, Atelier Silex 0…3/4 (Trois-Rivières) et CIRCA art actuel (Montréal)
Du 23 juin au 9 septembre 2016