« Lorsque le vent souffle, […] il enlève tout ce qui n’est pas fortement attaché à quelque chose, il l’agite confusément et l’emporte. Ainsi, pour bien
peindre une tempête, vous représenterez […] des feuilles et même des branches d’arbres enlevées par la violence et la fureur du vent, […] des
corps légers et susceptibles de mouvement répandus confusément dans l’air, les herbes couchées, quelques arbres arrachés et renversés, se laissant aller au gré du vent. » – Léonard de Vinci, Traité élémentaire de la peinture

Récipiendaire du prix Tombé dans l’œil, Camille Bernard-Gravel a présenté sa nouvelle installation, intitulée Éole, au centre l’Œil de Poisson. La jeune artiste fait ici appel à l’un de ses thèmes de prédilection — celui du vent — et cherche à recréer le phénomène à l’aide de dispositifs sonores et cinétiques. C’est donc au cœur de la nature, et particulièrement dans ses manifestations les plus immatérielles, que l’artiste vient puiser son inspiration.

En entrant dans la petite galerie de l’Œil de Poisson, le spectateur découvre un poste de contrôle qu’il peut manipuler. À l’aide d’écouteurs, de boutons et de potentiomètres, il lui est offert de créer une trame sonore sur la base des bruits qu’il entend. Ces bruits rappellent ceux d’objets en mouvement sous l’effet du vent: celui d’un bruissement d’herbes, d’un objet métallique qui claque, d’un frottement sourd… Immergé dans un univers auditif, aux ondes invisibles, chacun peut dès lors construire sa propre narration. Les sons choisis par l’artiste sont évocateurs et encouragent les participants à puiser dans leurs souvenirs et leur imaginaire pour les appréhender. Camille Bernard-Gravel leur propose d’ailleurs d’écrire sur un bout de papier les images mentales qu’ils se sont créées.

En face de ce poste de contrôle se dresse un escalier de bois par lequel le spectateur peut ensuite découvrir les mécanismes qui se cachent au-dessus du plafond. Telles les coulisses de la création artistique. Le spectateur découvre alors, à travers une vitre, la provenance des sons mystérieux. L’artiste a disposé dans cet espace créé pour l’événement un ensemble d’objets et de matériaux: une branche contre un morceau de verre, une bâche de construction, une pellicule de plastique, un poteau de métal et des herbes sauvages. Tous ces éléments sont actionnés par des mécanismes et le son est ensuite retransmis dans les écouteurs. À la vue de ce dispositif, un décalage s’opère alors entre le fruit de l’imagination suscité par l’auditif et la provenance réelle des sons. Ici, tandis que l’intangibilité des ondes du son transporte le spectateur dans un univers hautement subjectif et participatif, la vue est l’objet d’une distance, d’une observation en dehors de la scène. C’est la raison pour laquelle l’artiste a séparé les deux espaces : « le visuel prend toujours le dessus sur l’auditif », explique-t-elle. L’artiste a souhaité mettre en avant la plasticité sonore de l’œuvre, soulignant ainsi l’immatérialité du phénomène. Loin d’une imitation de la nature, l’œuvre de Camille Bernard-Gravel s’adresse ainsi à la sensibilité de chaque spectateur, qui peut construire sa propre représentation d’un phénomène.

Les matériaux choisis par l’artiste se rapportent à ceux des constructions urbaines. L’artiste opère donc un glissement entre un phénomène naturel comme le vent et un environnement urbain. L’exposition amène ainsi le spectateur à prendre conscience de phénomènes discrets qui s’inscrivent dans sa vie quotidienne. À cet égard, l’artiste accorde une importance au son infime qu’est le « bruit blanc ». Tout comme la « lumière blanche »
est un mélange de toutes les couleurs, ce « bruit blanc » est une composition égale de toutes les fréquences. On le connaît sous la forme du « bruit de neige » audible sur un poste de télévision déréglé. L’artiste a l’habitude d’utiliser ce son informatique qu’elle apparente aux bruits sourds qui tapissent la vie courante.

Sans pourtant que nous y prêtions attention, les rumeurs des forêts ou celles des villes s’inscrivent en effet dans nos expériences. En manipulant la console, le visiteur peut diminuer ou augmenter ce bruit blanc et prendre ainsi conscience d’une donnée sensorielle familière. L’attention accrue que suscite l’exposition à des sons communs mais infimes permet alors de saisir la richesse des réalités négligées et de poser un regard esthétique sur le monde.

CAMILLE BERNARD-GRAVEL ÉOLE
L’Œil de Poisson, Québec
Du 8 mai au 7 juin 2015