À l’aube du XXe siècle, à l’Ouest, l’esthétique japonaise joue un rôle clé
dans l’éclosion d’une nouvelle approche de la couleur, de la lumière
et de la recherche formelle. Une époque charnière pour les beaux-arts
et les arts décoratifs aux prémisses du modernisme.

Le design de l’exposition Inspiration Japon a ceci de particulier qu’il tire parti de la boîte bento, sobre à l’extérieur et colorée à l’intérieur, tout au bénéfice de l’œuvre que l’on veut mettre en valeur. Le décalage dans les axes de circulation exacerbe la sensation d’enfermement et d’intimité entre le regardeur et l’œuvre accrochée dans sa structure-boîte aux vives couleurs.

La juxtaposition des œuvres facilite d’autant leur compréhension en terme de similarité entre, d’une part, les pièces d’art japonaises, des
objets décoratifs et des ukiyo-e – estampes japonaises gravées sur bois – de maîtres tels Utagawa Hiroshige et Katsushika Hokusai et, d’autre part, les œuvres d’artistes comme Claude Monet, Vincent Van Gogh, Paul Gauguin, Camille Pissarro, Edvard Munch, Mary Stevenson Cassatt, Henri Matisse et Louis C. Tiffany. L’exposition s’articule autour de quatre thèmes, Japon : attrait irrésistible, Les femmes, Vie urbaine et Nature et arts décoratifs. Les objets décoratifs présentés agrémentent un propos focalisé sur l’œuvre picturale, indubitablement le point d’orgue de l’événement. Cette mise en relation des œuvres apparaît également dans le catalogue, dont le contenu touffu remet en contexte l’avènement du « japonisme » – terme créé en 1872 par le critique d’art et collectionneur Philippe Burty pour décrire l’engouement de ses contemporains pour tout ce qui est nippon – et ses conséquences sur l’art, la culture et la société de façon informative et divertissante.

Emprise de l’ukiyo-e

Après deux siècles d’isolationnisme, le Japon s’ouvre au commerce extérieur et au tourisme, à l’ère Meiji (1868-1912). Estampes, affiches, cartes postales, objets décoratifs, étoffes et vêtements japonais affluent alors sur le marché européen, puis américain. Le Japon enflamme l’imaginaire des Occidentaux.

L’ukiyo-e, soit « image du monde flottant », mouvement artistique populaire de la période Edo (1603-1868), est une réflexion picturale sur la vie quotidienne, avec ses plaisirs et ses moments fugaces de communion avec la nature au sein du paysage. Il traduit une pensée moderne au réalisme poétique qui sous-tend une philosophie de vie fondée sur la contemplation, elle-même modulée par l’impermanence des choses. La dimension spirituelle et plastique conforte les impressionnistes, comme les précurseurs Whistler et Monet, dont la démarche artistique est à contre-courant du cadre classique.

Les règles de l’ukiyo-e invitent les artistes à occuper la toile et à expérimenter l’abstraction et l’absence de perspective en toute liberté. Pour
l’œil occidental, pareil point de vue jette un éclairage neuf sur l’appréciation de la Beauté et replace l’homme dans la création comme partie intégrante d’un tout, dans lequel la domination est exclue. Monet passe sa vie à saisir la qualité changeante de l’eau, élément primordial, dans son mythique Bassin aux nymphéas (1900).

Les artistes intériorisent la forme géométrique, l’abstraction et l’absence de perspective. De longs cadrages verticaux sont utilisés, et la préoccupation pour l’harmonie entre le plein et le vide se fait jour. Les couleurs pures et vives s’organisent sur la toile sous forme de taches et en bandes horizontales. De délicats motifs animaliers, floraux et végétaux se glissent sur la toile et sur l’objet utilitaire et décoratif. La forme organique est, rappelons-le, la signature de l’Art nouveau.

L’ukiyo-e se copie. Van Gogh s’amuse à reproduire Le pont Kyôbashi (1857), de Hiroshige, peignant même dans sa propre œuvre des kanji. Être entier, il fait un avec la pensée japonaise. La notion de « primitivisme », aucunement péjorative dans son cas, lui donne plus de liberté dans la composition et les couleurs ainsi que ce trait décisif qu’il apprécie tant chez les artistes japonais. Personnage familier, son saisissant et dramatique Postier Joseph Roulin (1888), en véritable acteur de kabuki, sujet récurrent dans l’ukiyo-e, présente une expression du visage exagérée, des mains tordues et un corps figé dans une pose théâtrale. Ici, l’influence japonaise est assimilée et réinterprétée selon les propres codes de l’artiste.

L’illustration des rapports d’affection entre une mère et son enfant d’Otome de la série Personnages orientaux correspondant au Dit de Genji (vers 1818-1823) de Kikukawa Eizan, jusque-là impensable au regard occidental, devient possible. L’artiste américaine Cassatt explore ce sujet dans Sous le marronnier (vers 1895), une œuvre qui intègre parfaitement dans l’espace pictural la pensée esthétique japonaise. Gauguin, pour sa part, approfondit sa recherche de la forme dépouillée. Dans Paysage aux deux
Bretonnes
(1889), de grandes taches colorées posées en aplat forment des bandes horizontales sur la toile. L’asymétrie focalise l’attention sur l’arbre au tronc tordu et masque l’arrière-plan, ramenant ses personnages, deux femmes, dont l’une est en prière, au premier plan de l’espace pictural. Ces aspects rehaussent de manière significative la qualité méditative de l’œuvre et l’exaltation de la couleur.

Les influences ne sont pas unidirectionnelles. Des artistes japonais abordent des sujets qui leur sont moins familiers, comme peindre un hippodrome. À l’exemple de Maruyama Ökyo, ils explorent la perspective linéaire dans leurs représentations du paysage. Le japonisme a amorcé un changement de paradigme en Occident, affectant en profondeur l’artiste d’un point de vue de la création, et signale le cubisme, l’Art déco et au-delà. Il a révolutionné notre manière de voir, mais aussi notre façon de vivre et d’habiter. Edmond de Goncourt ne soutenait-il pas que « le japonisme est en train de révolutionner l’optique des peuples occidentaux1» ?

(1) Edmond de Goncourt, Journal (1887-1896), Robert Laffont, Paris, 1989, II, p. 1065

INSPIRATION JAPON. DES IMPRESSIONNISTES AUX MODERNES
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 11 juin au 27 septembre 2015