Nombreux sont les designers qui flirtent avec l’art, la musique et l’activisme, mais qui finissent par accepter des mandats publicitaires, parce qu’il faut bien « gagner sa vie » – et comment les en blâmer ? Celles et ceux qui font carrière à la jonction de la culture et du changement social sont beaucoup plus rares. C’est le cas de Kevin Yuen-Kit Lo, fondateur du studio montréalais LOKI.

Torontois d’origine, Yuen-Kit Lo est arrivé à Montréal à l’aube des années 2000 pour étudier à l’Université Concordia. « C’était l’époque d’Adbusters, raconte le designer. On réfléchissait à des manières de libérer le graphisme du diktat publicitaire. » Il se considère chanceux d’avoir côtoyé des professeurs sensibles à la responsabilité sociale et environnementale du design. Au même moment, Internet s’annonçait comme un grand terrain de jeu. Yuen-Kit Lo a plongé en design Web tout en s’investissant dans les cercles militants montréalais, pour qui il fabriquait des affiches.

En 2014, fort de ses convictions et de son expérience – qui inclut quelques années dans les agences Cossette et Bluesponge –, Yuen-Kit Lo s’est donné le défi de créer un studio conjuguant production culturelle, imprimé, Web et engagement social. Depuis, avec sa petite équipe, il choisit soigneusement ses clients, comme l’École de politiques publiques Max Bell de l’Université McGill, l’organisme Stella qui a pour but d’améliorer la qualité de vie des travailleuses du sexe, le centre d’artistes articule, MAI (Montréal, arts interculturels) ou encore les éditeurs Book*hug Press, ARP Books, Metonymy Press, Black Rose Books et les Éditions du remue-ménage. LOKI se fait aussi un devoir de s’impliquer, pro bono, dans des initiatives à caractère social et environnemental : mouvements antiracistes, défense des droits des Autochtones, dénonciation de la brutalité policière, lutte climatique, etc.

Photo : LOKI design

Ce printemps, par exemple, son équipe et lui ont créé une série d’affiches qu’ils ont imprimées et distribuées à travers Montréal. Parmi elles, Decolonize montre la statue de l’ancien premier ministre John A. Macdonald, l’un des Pères de la Confédération canadienne et architecte de politiques discriminantes, dont la Loi sur les Indiens et le programme de pensionnats autochtones. La statue, souvent vandalisée et récemment déboulonnée lors de manifestations au centre-ville de Montréal, est ici dépourvue de sa tête, faisant écho au mouvement qui appelle au retrait de monuments colonialistes aux États-Unis et au Canada. À sa place se trouve une création de l’artiste Jarrett Martineau : le mot decolonize (« décoloniser ») sur un rectangle rouge – un clin d’œil à l’artiste Barbara Kruger, dont la signature emblématique (des phrases militantes apparaissant sur fond rouge) a été copiée par la marque de vêtements streetwear Supreme. Une double dénonciation : anticolonialiste et anticapitaliste. « Les gens disent qu’ils reconnaissent nos œuvres dans les rues de Montréal. Je ne pense pas que ce soit à cause de notre identité visuelle, mais plutôt parce que peu de designers créent des affiches engagées. »

Le designer prend à cœur son rôle d’allié, ayant lui-même subi et observé des injustices dans les milieux culturels qu’il a côtoyés, incluant celui du design.

En 2019, avec l’artiste Larry D et le distributeur Colonoscopie Distro, LOKI a créé la publication Les pensionnats indiens au Québec, en puisant dans les rapports de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada. L’objectif : vulgariser l’histoire des pensionnats autochtones dans la province afin qu’elle soit mieux connue au Québec. Imprimée en risographie dans des tons de noir et de rouge, cette œuvre collective a reçu un prix Expozine en 2020.

Le fanzine bilingue Les corps du texte / Bodies of Text a quant à lui été élaboré en collaboration avec le Centre de création O Vertigo. Son but est de stimuler la pensée critique face aux questions d’inclusion, de genre et d’accessibilité dans le domaine de la danse. Huit essais y côtoient des collages photographiques qui représentent ces enjeux de façon frontale. Imprimé en noir et blanc sur un joli papier rose, Les corps du texte / Bodies of Text a été distribué gratuitement dans des lieux susceptibles de rejoindre le public des arts performatifs.

Cet automne, LOKI signe aussi le design de Black Matters, paru chez l’éditeur canadien Fernwood, qui se spécialise dans les ouvrages critiques et engagés. Publié au sein de la collection Roseway, le livre propose un dialogue entre les poèmes de l’historienne néo-écossaise Afua Cooper et les photos de l’artiste allemand Wilfried Raussert, qui explorent la beauté et la complexité des expériences noires dans les environnements urbains. Au fil des pages, textes et images se superposent et s’entrechoquent pour appuyer le propos. La police de caractère sur la couverture n’a pas non plus été laissée au hasard : créée par la fonderie Vocal Type, elle honore la typographie issue du mouvement afro-américain des droits civiques.

Photo : LOKI design

Si le travail de LOKI traverse les disciplines et les enjeux, il vise invariablement l’épanouissement des groupes marginalisés. « Avec les années, nous réalisons que l’ensemble de nos initiatives ont comme objectif de contrer le racisme et l’exclusion », souligne Yuen-Kit Lo. Le designer prend à cœur son rôle d’allié, ayant lui-même subi et observé des injustices dans les milieux culturels qu’il a côtoyés, incluant celui du design.

LOKI a accompli en six ans ce dont plusieurs studios rêvent : vivre du design tout en participant concrètement au changement social. Yuen-Kit Lo – devenu à son tour professeur à l’Université Concordia – se réjouit de voir chez plusieurs de ses étudiantes et étudiants une envie viscérale de prendre part aux luttes actuelles et de faire de la typographie, du Web, du livre et de l’affiche leurs outils de prédilection. Chose certaine, il leur ouvre la voie en apportant un vent de fraîcheur dans les milieux du design graphique et de l’édition, et en contribuant à définir un vocabulaire visuel de l’activisme au Canada.