Les oiseaux qui tombent, ils tombent comme des pierres. Mais c’est dans la mer nourricière du Rocher Percé. Ils s’échouent, les oiseaux, mais aussi les fleurs dispersées par le vent et les coquillages ordonnés en couronne sur le sable blanc. Quant aux galets, quant aux poissons, ils volent ! Tantôt bestiaires fabuleux, tantôt cosmogonies indiennes, les œuvres de Marc Meilland héritent d’une étrange expérience esthétique.

Enfant, Marc Meilland se souvient d’avoir été touché par l’image en noir et blanc d’une femme, un sein découvert, soutenant un enfant. Figure hiératique coiffée d’une couronne richement incrustée de pierres précieuses, comme une reine ou comme une Vierge en majesté. Elle n’est ni l’une ni l’autre. C’est Agnès Sorel peinte par Fouquet ; la maîtresse du roi de France qui jamais ne sera reine. Curieusement, l’enfant ne retient rien des deux personnages au premier plan du tableau (sauf un détail, la matière soyeuse des étoffes). L’intéressent bien davantage les anges ailés à l’arrière-plan, qui apportent du ciel un trône royal ciselé d’orfèvrerie. L’image même de l’absolu en puissance, celle de l’enfant-roi rêvé !

Adolescent, il revoit la même image, mais en couleur cette fois. Et là, on peut imaginer le choc : les anges sont entièrement rouges, y compris le visage et les ailes, sauf trois qui sont entièrement peints en bleu ! Anges ? Ou… démons et merveilles ? La surréalité des anges va l’emporter à jamais sur la réalité des chairs. Pourtant, la soie des étoffes incarnera, plus tard, la volupté de la matière, et leurs plis, l’obstacle des désirs inlassablement rêvés. L’adolescent restera longtemps prisonnier de ses rêves…

De Montréal à Percé

Tout bascule, en 2013, lors d’un voyage en Gaspésie. Ce n’est pas la première fois que Meilland visite la région, mais cette fois se concrétise une invitation à exposer au Musée Le Chafaud de Percé, à l’initiative de son directeur, Jean-Louis Lebreux. Aussitôt un rêve prend forme : Meilland décide d’exécuter sur place toutes les pièces destinées à l’exposition, afin qu’elles soient pénétrées des lieux… le Rocher Percé, bien sûr, mais aussi la pâte glacée de la mer, la sculpture huileuse des vagues, l’insaisissable tremblement de l’air, la houle des arbres, la respiration du sel, l’acharnement du soleil à disparaître mort-né dans les bleuissements de l’été, l’obstination égale de l’été à devenir indien ! L’été des Indiens symbolise à lui seul toutes les extravagances de la nature sur la Côte gaspésienne. C’est là, justement, le sens du titre que Marc Meilland donne à son exposition : Les saisons d’un été.

Meilland nomme refuge le Rocher lui-même : refuge des oiseaux qui naissent, plongent et meurent. Du coup, l’automne joue un rôle de refuge pour l’été : devenir indien ! En fait, tous les tableaux figurent ou transfigurent les refuges imaginaires d’une montagne sacrée, refuges conçus en vue de conjurer la pétrification de l’hiver de force en Gaspésie. Ainsi sont justifiés les titres des œuvres : Refuge (2013), Automne (2015) et Tombolo (2016).

Un survol rapide des pièces renvoie irrésistiblement au vocabulaire fragmenté et à la manière du découpage des motifs de Jean Lurçat (1892-1966), peintre et tapissier français. C’est particulièrement frappant dans les pièces hautes en couleur comme : Tapisserie (2015), La fenêtre du Chafaud (2014), Automne (2015), ou Les Indiens (2015). On y retrouve, en parallèle, des motifs : oiseaux, poissons, végétaux ou animaux marins… stylisés pour être ordonnés en suspension dans un espace plan. Tous ces fragments de réalité posés ou super­posés créent un rythme lent, perçu par l’œil comme un mouvement de l’esprit. En effet, intrigué par le jeu fortuit de l’échange, ou du passage, l’esprit du regardeur cherche des symboles pour signifier ces œuvres, qui donnent l’apparence d’un espace cosmique ; ou l’ordre d’un monde ludique, peut-être ?

Nombre de pièces, notamment celles qui s’appuient sur le thème des oiseaux : Cinq heures (2013), Plonger (2013), ou encore l’image d’un voilier qui rappelle Escher, Demain (2014), ne sont pas sans évoquer Pellan, Dallaire et surtout les abstractions lyriques du Riopelle de la suite : Rosa Luxembourg ; l’innombrable motif des oies sauvages.

Un troisième cœur d’influence bat autour des ambiances d’Odilon Redon. On y découvre non plus le ressac de la fragmentation et son incessante brise, mais l’huile marine des fonds plats, dissimulant d’invisibles sources de lumière. Univers laiteux où les poissons volants se métamorphosent en oiseaux qui nagent sur des vagues pliées. Marc Meilland ne s’est pas seulement imprégné d’un lieu mais, bien plus profondément, de l’âme du lieu.

De l’encre exténuée à l’aquarelle pulvérisée

Marc Meilland appelle ses œuvres des aquarelles. Qu’en est-il précisément ? Le travail de l’artiste commence par une couche de fond qui peut être appliquée au pinceau large ou à la brosse. C’est de l’aquarelle, mais qui porte une faible pigmentation ; elle joue alors le rôle d’un verdaccio pour l’huile, elle esquisse une ambiance. Puis, progressivement, cette première couche est recouverte d’éléments fragmentaires, qui s’additionnent ou se recouvrent, reviennent, se déplacent pour se recomposer ailleurs, ou encore disparaissent définitivement de la composition finale. Déposée au pochoir sur des papiers diversement rigides, absorbants ou filtrants, l’aquarelle s’épaissit peu à peu par granulation, couche sur couche. Ce sont, en effet, des grains de pigments aquarellés que l’artiste vaporise en pinçant une brosse dure de petite dimension. Cette pulvérisation fragmentaire de points de couleur offre à l’œil étonné, par la sensation d’épaisseur, le ravissement d’une énigme : l’aquarelle, dont l’effet est de rendre immatérielle l’image qu’elle traite, se matérialise, là, à la façon d’une sérigraphie, mais sans s’immobiliser comme une gouache de Matisse. Au contraire, la technique au pochoir de Meilland lui conserve toute sa fluidité. Chose délicate.

Par ailleurs, Meilland introduit dans son travail des contours de crayon de plomb ou de cire et des rehauts d’encre de Chine. Il serait donc préférable de définir ses œuvres comme des : « aquarelles et média mixtes ». Quant à ses dessins miniatures délicieusement surréalistes (il craint l’adjectif), ce sont des : encres sèches ou exténuées sur papier Manille. Je parierais n’importe quoi sur l’avenir de ce travail d’orfèvre ! Par bonheur, il fait partie de l’exposition.

Derrière le bruit des mots… une fête panthéiste !

On rapporte ce mot inattendu de Socrate (qui n’écrivait pas) à propos de Platon couchant ses paroles par écrit : « C’est surprenant ce que ce jeune homme me fait dire… ». Ainsi en va-t-il de l’entreprise de bien des historiens et autres critiques discourant sur l’art, et c’est sans compter les interprétations souvent contradictoires des artistes eux-mêmes. Le discours de Meilland n’échappe pas à la règle ! Pourtant, il suffit de prendre un peu de recul pour s’apercevoir que ses cascades de comparaisons, de citations littéraires et de références psychanalytiques constituent, en réalité, un dispositif destiné à protéger son travail, à le défendre bien davantage qu’à l’expliquer… N’en va-t-il pas de même pour bien des artistes ? Cela signifie, si je ne me trompe pas, que Marc Meilland ne rêve plus… Il travaille ! Il ne s’intéresse plus désormais qu’à la lutte avec l’Ange de la matière, afin, comme Gallé, d’atteindre, par la maîtrise d’une technique voire d’un métier, la fusion où l’art devient la vie même. Qualifiant sa relation au vivant et donc au paysage gaspésien de « Fête panthéiste ».

Premier tableau : Le Rocher vole. Tout autour, des anges enroulent le fil du temps sous le battement de leurs ailes… C’est une première exposition ; la fête ne fait que commencer… 

Notes biographiques 

Originaire de Haute-Savoie, Marc Meilland émigre au Québec en 1984. Il s’inscrit à l’Université du Québec à Montréal au programme du baccalauréat en arts plastiques. Il travaille en atelier, notamment avec Alain Pilon et Normand Hamel. Il produit des illustrations dans des revues comme : Vice-Versa et L’œil rechargeable. Quelques dessins et gravures sur linoléum sont édités ; 1984-1990. Il prend part à des expositions de groupe : en 1986, « La jeune gravure québécoise » (Corée du Sud), en 1987 à la Maison de la culture Georges-Vanier. En 1989, il obtient la bourse Loomis & Tooles (Module Arts plastiques de l’UQAM). Puis apparaît en 1991 une image très originale, L’Ange du bizarre, une petite encre exécutée au feutre exténué, qui évoque la manière noire des gravures. Il vit en faisant rêver les enfants au parascolaire du Collège Stanislas pendant une douzaine d’années (1994-2006).

Marc Meilland Les saisons d’un été
Musée le Chafaud, Percé
Du 20 juin au 24 septembre 2016