James Wilson Morrice (1865-1924) et John Lyman (1886-1967) ont fréquenté Henri Matisse (1869-1954). Le destin même de l’art moderne au Canada s’en trouve bouleversé. Ces rencontres à trois marquent un vent de dépoussiérage, tandis que l’art canadien balaie sa somnolence provinciale. À la conquête de la couleur, Morrice et Lyman éprouvent, sur les traces de Matisse, ce « grand émerveillement pour le Sud ». Chemin faisant, leur peinture se métamorphose. « L’exposition, indique sa commissaire Michèle Grandbois, se veut une conversation orchestrée entre trois artistes. »

L’accrochage de l’exposition Morrice et Lyman en compagnie de Matisse s’articule autour de thèmes communs : la finesse de la lumière nord-africaine, l’été sans fin, la notion de « décoratif », le prestige de l’eau…

Évoquant aussi leurs divergences, l’expo­sition montre comment cette lumière du Sud et l’influence de Matisse ont des effets différents sur les deux artistes et les conduisent à de nouvelles audaces. Se faisant la chronique de partages et de rapprochements entre ces protagonistes, l’exposition parle de confirmations devant des horizons plus stimulants, mais également d’infirmations face à une situation d’incompréhension paralysante au Canada. Avant ce que Morrice et Lyman vont devenir, il y a ici une allusion à ce que chacun d’eux n’aurait pu être tout à fait sans l’autre. Et sans l’exemple de Matisse.

Sous le soleil exactement

Hiver 1912. Morrice retrouve Matisse à Tanger. Une amitié entre les deux hommes se noue. Les deux artistes sont descendus à l’hôtel Villa de France, dont les fenêtres s’ouvrent sur la ville. Morrice, en 1913, brosse de sa fenêtre le superbe panorama. Au loin, tandis que l’œil franchit un déferlement de fleurs, par delà le vert sombre des jardins, la ville arabe est cernée d’un long mur qui tranche avec le bleu du détroit de Gibraltar.

Pour le collectionneur russe Morosov, Matisse s’était auparavant exercé à la même vue. « Un sujet identique, mais un autre monde », écrit Lyman dans la critique en 1938 d’une exposition Morrice en comparant la toile de Morrice à celle de Matisse. Matisse enveloppe la ville orientale de bleu en tons purs, suggérant la forme et réalisant l’unité de l’espace.

Si cette célébrissime toile est absente de l’exposition, La Palme (1912, National Gallery, Washington) couronne une sélection de sept œuvres de Matisse dont quatre proviennent, en une anthologie aussi succincte que rare, des collections canadiennes.

À Tanger, Morrice se débarrasse de tout effet ténébreux à la Whistler. Morrice transcrit d’un pinceau sensible la géométrie azur de la Méditerranée. De la plage, Tanger émerge d’un amas mœlleux de lueurs dorées, striées d’un trait rouge.

Toiles et pochades montrent Tanger et ses environs. Les volumes enchâssés de la casbah descendent en zigzags vers la mer. Son pinceau nacre les murs blanchis aux reflets violets. Ébloui, Morrice rend avec une palette rougeoyante et des verts mousseux les souks qui croulent de fruits.

À Tanger, Morrice rafraîchit sa couleur. « Les peintres devraient opter pour le Sud. La palette s’y nettoie toute seule », écrit Morrice en novembre 1912 avant de retourner pour l’hiver à Tanger, où Matisse se rendra également. Une nouvelle fluidité s’installe que Morrice, nomade, poursuit aux Antilles comme le montrent le chef-d’œuvre lumineux, Maison de Santiago, Cuba (1915), venu de la Tate à Londres, mais aussi La Baie de Macqueripe (1921) du Musée des beaux-arts du Canada. On le suit en Algérie, puis à Cagnes dans le Midi de la France, et enfin à Tunis, où il meurt en 1924.

L’invitation au voyage

1907. John Lyman est à Paris. Intrigué par la toile d’un artiste comme lui montréalais, mais dont il n’a cependant jamais entendu parler, il éprouve au Salon de la Nationale un choc. C’est le Bac à Québec, « … l’envoi d’un nommé James Wilson Morrice, paraît-il mon compatriote », écrit Lyman en 1938. « Cela m’a laissé une impression inoubliable, se souvient-il en 1958. J’ai découvert là de la vraie peinture… L’homme, je ne le connaîtrai que quelques années plus tard. »

Chez Gertrude Stein, Lyman se familiarise avec « une collection unique au monde d’œuvres de maîtres modernes ». À Paris, Lyman fréquente en 1910 l’académie fondée par Matisse. Dans l’atelier de Matisse à Issy-les-Moulineaux, il contemple La Danse.

De Matisse, Lyman épouse certains thèmes : le paysage contemplé de la fenêtre, la scène d’intérieur (quoique traitée bien différemment), le nu dans un paysage, les odalisques où le modèle féminin est souvent costumé, orientalisé, le portrait parfois métamorphosé en une orchestration colorée. À l’exemple de Matisse, on retrouve aussi chez Lyman un goût de l’arabesque (Zaouiïa, Hammamet, 1921) ou des baigneuses et baigneurs.

De Lyman, Sur la plage, Bermudes, datée de 1913, rappelle le Matisse des années 1905-1910. On sent ici, certes apprivoisé, quelque chose de fauve.

Corinne, la femme de Lyman, pose à la diagonale. Comme pour certains portraits de Matisse, on ne sait si ses yeux sont ouverts ou fermés. La figure se juxtapose à des bandes horizontales sombres rompues du blanc de l’ombrelle. Les contours sont cernés de noir. Figures et couleurs pures virent à l’abstrait.

Hormis également l’œuvre L’avion, non datée, la peinture de Lyman se démarque de celle de Matisse. Étonnantes, la toile et une série d’ébauches allient le thème matissien de l’âge d’or et des nus arcadiens à cette invention nouvelle qu’est l’avion.

Mais le plus souvent, chez Lyman, le paysage a quelque chose d’intemporel. Lyman se défie de tout détail pittoresque. Il disait vouloir « aller à l’essentiel, au caractère immuable des choses ».

Comme Morrice, Lyman est le peintre de l’invitation au voyage. À son retour au pays, en 1931, il adapte et traduit, devant le paysage québécois, un peu de cet hédonisme si typique de la peinture française jusqu’aux années 1930.

Le voyage se fait alors sur place. Même dans les Cantons-de-l’Est et les Laurentides, le peintre transpose quelque chose du Sud : goût pour la mesure et l’harmonie, équilibre construit des masses chromatiques, tons clairs. On découvre d’abord aux Antilles, puis à Cagnes-sur-Mer et en Tunisie où il a longtemps séjourné durant les années 1920, avant Saint-Jean-de-Luz et la Barbade, ses paysages saturés de lumière. À Hammamet, il aime l’architecture voûtée, les minarets crénelés qui s’élancent du moutonnement des palmeraies. Les murs terreux font chanter l’intensité scintillante du blanc de la médina.

Lyman comme Matisse s’adonne à un subtil équilibre entre rigueur et sensibilité. Calme, sensorielle, sa peinture établit paradoxalement comme une distance, une discrète étrangeté.

« Toute ma vie a été à la recherche de moi-même », constatait Lyman. Être soi-même. Cette quête, Matisse et Morrice y contribuent. Mais surtout Paris et le Sud, qui leur procurent des sensations nouvelles. Là où, selon Matisse : « Tout brille. Tout est couleur. Tout est lumière. »

Matisse aura été pour Lyman et Morrice le guide vers ce grand soleil. En même temps, la « compagnie » de Matisse a prodigué à ces deux artistes ostracisés à Montréal au début du siècle ce qui faisait le plus défaut alors : la liberté.

MORRICE ET LYMAN EN COMPAGNIE DE MATISSE
Commissaire : Michèle Grandbois
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 8 mai au 7 septembre 2014