« Sakahàn ». Ce que signifie être un artiste autochtone
Présentation générale de l’exposition et de son contexte
Comme le souligne Christine Lalonde, parler d’art indigène exige quelques rappels et mises au point. Relativement au Musée, il faut noter, par exemple, son inscription tardive dans une catégorie autonome1 : le Département d’art indigène est établi en 2007 avec la création du poste de conservateur du fonds Audain d’art indigène (auquel a été nommé Greg Hill). À partir de 2009, forts du projet majeur d’exposer l’art indigène, y compris celui d’origine extérieure au Canada, les commissaires (Greg Hill, Christine Lalonde et Candice Hopkins) ont entamé un travail de réflexion sur la terminologie. Ils ont décidé de parler d’art indigène considéré comme art issu des différents peuples autochtones. L’« indigénéité » connote des significations diverses, véhicule même des relents colonialistes. Le mot indigène suscite certes toujours des débats, mais il connaît une sorte de retour en grâce du fait de son usage répandu du côté anglophone (indigenous). Il a donc été privilégié, même s’il est précisé qu’on le considère comme synonyme d’« autochtone ». Du reste, ce dernier terme (qui vient du grec, « issu du sol même ») ne fait pas l’unanimité. Entre 1972 et 2004, les Nations Unies ont tenté de définir ce qu’étaient les « peuples autochtones » et en 2007, finalement, la Déclaration sur les droits des peuples autochtones n’a abouti qu’à une définition provisoire du terme 2.
Un autre aspect important est l’envergure internationale du projet. Ici aussi la portée du terme a été soigneusement examinée. Dans le domaine de l’art, comme dans d’autres, les pays industrialisés ont eu tendance à suivre la ligne de partage Nord-Sud, à rechercher plutôt les pays avec lesquels ils ont des affinités. Sakahàn a voulu procéder à l’encontre de cette tendance et adopter une démarche plus inclusive qui fait écho à la vision cosmopolite du monde dont les peuples autochtones témoignent. Cette volonté s’inscrit aussi dans le contexte de l’essor des études postcoloniales, de la quête postmoderne de l’altérité. Comme le mentionne Christine Lalonde, il existe une tendance actuelle à repenser les frontières entre les univers artistiques, à favoriser la formation d’un réseau mondial (dont Documenta 13 est un exemple), mais avec Sakahàn, la tâche a consisté à travailler le modèle eurocentrique « de manière à inclure dans la contemporanéité les idéologies et réalités indigènes ». Concrètement, cela a signifié intégrer de l’art indigène issu de régions du monde peu abordées par la littérature internationale sur l’art (les Gonds, les Maoris, les Samis). Le travail préparatoire du comité consultatif international et des conservateurs (une cinquantaine de voyages en trois ans) a permis de créer des « réseaux qui contribueront à l’établissement d’un discours ontologique autochtone ». La formule d’une exposition quinquennale participe de l’esprit d’ouverture du projet : elle permettra « de changer de cap en fonction de la dynamique de l’art indigène, dont les formes sont en constante mutation3 ».
Enfin, il a fallu aussi définir ce qu’on entendrait par « contemporain » : appliqué à l’art, le terme véhicule un ensemble complexe incluant des lieux d’exposition (galeries), des structures de conservation (musées) et des événements (biennales) distincts. S’y glisser n’est pas facile : l’art indigène a souffert de la polarisation entre l’étiquette du traditionnel (lié au rituel, à la répétition, à la pratique ancestrale) et du contemporain (le nouveau, l’original, l’expérimental). Les artistes de Sakahàn y réagissent de manière différente. Les commissaires ont rassemblé des œuvres issues d’univers artistiques variés et qui ont obtenu une reconnaissance variable dans le monde de l’art contemporain. Écartant toute tentation d’établir une catégorie prête à accueillir l’art indigène contemporain, ils ont tenté de relier les œuvres non pas par des thématiques, mais par différents « fils » tels que l’autoreprésentation, le récit, le sentiment du sacré, l’expression personnelle du traumatisme, la résistance, l’assimilation ou son rejet…, l’idée générale étant que les œuvres parlent de ce que signifie être un artiste autochtone.
(1) Avant cela, on retrouvait les œuvres des Métis et des Premières Nations dans les départements d’art canadien ancien et d’art contemporain.
(2) Pour rappel, le Canada, comme les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, a voté contre en 2007. En 2010, le gouvernement canadien a fait un premier pas en appuyant officiellement la Déclaration. Pour un résumé de l’évolution de la Déclaration et une description des critères d’autochtonie, voir par exemple http://www.humanrights.ch/fr/Dossiers/Droits-des-minorites/Questions-conceptuelles/Definitions/idart_2170-content.html. Il y a un débat intéressant à tenir sur la contradiction (à dépasser).
(3) Sakahàn. Art indigène international, Greg Hill, Candice Hopkins, Christine Lalonde, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 2013, p.18.