« Sakahàn ». Dialogue du présent avec le passé
Première édition d’une quinquennale consacrée à l’art indigène, Sakahàn frappe par son envergure et la portée de son propos : 150 œuvres réalisées par plus de 80 artistes issus de 16 pays couvrant les cinq continents invitent à réfléchir sur le sens d’être un artiste autochtone dans le monde actuel.
Fruit d’un long travail de recherche mené au gré de nombreux voyages et déplacements, la sélection des œuvres de l’exposition Sakahàn a l’avantage de mettre le visiteur en contact aussi bien avec des noms célèbres qu’avec des artistes peu exposés jusqu’ici. L’idée ambitieuse du projet est, comme le rappelle Marc Mayer, directeur du Musée, de « présenter les meilleures œuvres modernes provenant des plus anciennes cultures du monde, ainsi que des artistes qui enrichissent les arts visuels… grâce à des idées nouvelles, des points de vue originaux et des esthétiques novatrices ». On comprend alors qu’il s’agit de déjouer certaines visions contradictoires qui pèsent sur l’art indigène : vite associé à une tradition figée, répétitive, tenant plus de l’artisanat que de l’art tel que le monde industrialisé l’a établi, on lui reproche, lorsque les artistes adoptent d’autres matériaux et de nouvelles technologies, de perdre de son authenticité, de rompre son lien ancestral. Sakahàn n’entreprend pas cependant de définir une fois pour toutes l’art indigène, et la posture d’ouverture choisie par les conservateurs est un point fort de l’exposition1.
Si la volonté de mettre en valeur l’art indigène n’a pas pour corollaire l’intention de le définir, les trois commissaires de l’exposition, soutenus par un comité consultatif international, ne s’en sont pas moins attelés à tout un travail de réflexion préalable sur le sujet dont témoigne le catalogue de l’exposition. Comme le rappelle Christine Lalonde, parler d’art indigène nécessite quelques mises au point. Au Musée, son inscription dans une catégorie autonome est récente : le département d’art indigène a démarré en 2007, lorsqu’a été créé le nouveau poste de conservateur du fonds Audain d’art indigène auquel a été nommé Greg Hill, qui est le commissaire de l’exposition avec Christine Lalonde et Candice Hopkins, commissaire invitée. Comme le précise le catalogue, le projet s’est fait avec la conscience qu’il n’y a toujours pas de définition des « peuples autochtones », qu’on parle d’« art indigène issu des peuples autochtones », en privilégiant le terme « indigène » même si celui-ci fait également débat, entre autres parce que l’usage de « indigenous » est très répandu du côté anglophone.
« Civilisés » et « sauvages »
Le circuit de l’exposition judicieusement baptisée Sakahàn – qui veut dire « allumer (un feu) » en algonquin – commence en force : à peine a-t-on fait connaissance avec l’animal qui joue avec une icône de l’art contemporain (un phoque en fibre de verre noire jonglant avec la roue de bicyclette de Marcel Duchamp, par Michael Parekowhai [Maori et Écossais, Nouvelle-Zélande]), qu’on est invité à prendre place dans une sorte de tipi que Kent Monkman [Moskégon, Canada]) a transformé en confortable salon vintage de projection où tournent en boucle des films datant de l’époque du muet qui font sourire tout en soulignant l’arrogance du « civilisé » envers le « sauvage ». Dans les deux œuvres, le passé est un objet secoué avec humour et énergie. Dans l’installation de Danie Mellor (Le pouvoir de l’obscurité, 2013), trois grands panneaux représentent les effets de la colonisation sur la population et la culture : seuls les aborigènes, représentés en couleur, y ressortent de manière naturaliste, font « vrais » ; le monde impérialiste qui les entoure, dépeint dans un bleu pastel, devient au propre et au figuré la toile de fond avec laquelle l’artiste négocie. Renforcée par l’usage de gel pailleté et de cristaux Swarovski, la finesse de l’ensemble rend le sens d’autant plus fort. On retrouve ce contraste entre la brutalité du thème ou du sous-texte et la délicatesse de la technique de représentation dans d’autres œuvres (par exemple, les bidons d’essence rouges de Brian Jungen – allusion au pétrole –, délicatement percés de petits trous qui évoquent des plantes vénéneuses ou un insecte ; le drap de Teresa Margolles, où des taches de sang d’une femme guatémaltèque assassinée côtoient des motifs soigneusement brodés).
Le corps altéré
Les 12 planches de surf suspendues et la projection vidéo qui composent l’installation de Vernon Ah Kee (Cantchant, 2009) forment un ensemble impressionnant où l’Australien se saisit d’une icône de la culture dominante pour rappeler les émeutes raciales qui ont eu lieu à Cronulla en 2005, en mimant une présentation muséale anthropologique de planches-boucliers : celles-ci, qui portent au dos la représentation en grand format d’ancêtres de l’artiste, renvoient visiblement au corps aborigène. Un des moments les plus intenses du circuit est celui qui se déroule dans la salle obscure aménagée par les artistes maoris Brett Graham et Rachel Rakena, Aniwawina (2007), où les visiteurs sont conviés à s’étendre sur des matelas pour regarder cinq grands coffrets ronds en bois suspendus au plafond, soigneusement sculptés, dont le fond est un écran où défilent des images. Présentée une première fois lors de la Biennale de Venise en 2007, l’œuvre fait allusion à la disparition d’un village inondé pour faire place à un barrage. On y voit les habitants et leurs gestes quotidiens, alors qu’ils semblent flotter dans l’eau, le tout accompagné par de splendides chants maoris. À partir d’un événement local, les artistes suscitent une réflexion émouvante sur les transformations de l’environnement, sur la perte culturelle et la préservation de la mémoire, tout en entraînant le visiteur dans une expérience multisensorielle poétique où la capacité de résilience et d’espoir l’emporte.
Alignés sur un grand mur, les quatre imposants portraits des moulages de têtes de chefs de tribu saisis par Fiona Pardington constituent un convaincant exemple du dialogue du présent avec le passé qui est un motif fondamental de Sakahàn : mise au courant de l’existence au Musée de l’Homme à Paris de moulages d’individus maoris dont ses propres ancêtres, Pardington (d’origine maorie et écossaise) a entrepris de les photographier. La lumière utilisée et le grain de la photographie confèrent à chaque visage une présence charnelle saisissante. Ces moulages pris sur le vif ont été effectués dans le contexte d’un XIXe siècle épris de phrénologie. En les photographiant à son tour, Pardington se réapproprie l’objet et établit un pont entre l’histoire européenne et la culture maorie. L’échelle imposante place le spectateur en contact direct avec le réseau d’incisions sur les visages qui relient leur propriétaire aux divinités et aux éléments tout en traduisant leur lignée. Tout aussi monumentale, l’installation constituée de 1 253 paquets de fils de ramie de Yuma Taru (Taiwan) relie présent et passé ; l’ensemble est le fruit d’un long travail collectif qui a englobé aussi bien la plantation que le tissage du matériau. Deux ailes de mèches de ramie évoquent le lien avec le monde spirituel. Dans certaines œuvres, la séduction de l’image cède le pas à la crudité du propos : en 1997, l’artiste performeur Yuxweluptun a tiré sur 20 exemplaires de la Loi sur les Indiens du Canada, une des plus anciennes du pays, qui a placé les « Indiens » du Canada parmi les peuples les plus contrôlés d’Amérique du Nord et demeure une pierre d’achoppement. La boîte vitrée renfermant les traces (le fusil décoré, le document déchiqueté, les douilles vides) suggère en condensé toute la colère rentrée que cette loi peut susciter dans la population qu’elle vise.
Tradition orale et autoreprésentation
L’étage consacré aux productions graphiques (dessins, collages, photographies et peintures) présente une grande diversité d’œuvres de qualité. Outre les crayonnés délicats d’Annie Pootoogook et de Shuvinai Ashoona (artiste inuite qui dépeint avec vitalité le monde inuit moderne en jouant avec différentes échelles), il y a les dessins des artistes Gond qui invitent à une véritable contemplation : à l’origine d’un mouvement qui a fait école en Inde, Jangarh Singh Shyam séduit par ses dessins en pointillés multicolores (sa technique époustouflante a été mûrie lors de sa rencontre avec l’art aborigène australien) contant des scènes tirées de la tradition orale : la peinture a pour rôle de prolonger la force invocatoire. Dans la même veine, l’interprétation magistrale d’un récit par Suresh Kumar Dhurve (l’oiseau et le rat) témoigne de la grande liberté au sein du mouvement Gond. Dans le registre de l’autoreprésentation, deux œuvres sont particulièrement marquantes, l’autoportrait de Rebecca Belmore et le mur bleu pâle criblé de trous rougeâtres où sont accrochés huit collages de Wangechi Mutu. L’art de Belmore est essentiellement incarné. Dans Fringe (2008), le corps d’une femme allongée présente sur son dos une longue cicatrice suturée et perlée de rouge : l’image sous forme d’un caisson lumineux est d’une telle précision qu’on hésite à se rapprocher de la plaie sanglante. Mais, lorsqu’on scrute l’œuvre et les fins détails de la cicatrice fabriquée, on comprend davantage la scène comme une déclaration allant dans le sens de la restauration du soi, de la guérison, ce que confirme l’artiste : « Ce corps n’est pas un cadavre, mais une blessure en train de guérir… Cette femme va se lever et poursuivre. » Faisant écho à Fringe, les autoportraits couleur sépia de Shigeyuki Kihara jouent sur la double identité sexuelle (son corps de femme nu arbore un sexe masculin) pour questionner l’attribution de l’identité sexuelle tout en mimant les représentations des femmes polynésiennes typiques du XIXe siècle. Les collages de Wangechi Mutu (Têtes sommeillant, 2008) dessinent chacun une tête et un buste formés de divers fragments découpés dans des revues. Par leur couleur et leurs motifs, ces fragments donnent aux formes une allure organique d’entrailles grouillantes, et leur présence sur une paroi éclaboussée de rouge connote l’angoisse et la déréliction. L’observation de plus près des détails qui habitent et construisent chaque image montre à quel point chaque fragment découpé sert à appuyer son propos et sa réflexion, en tant que femme de couleur, sur les stéréotypes de la représentation médiatique : « Le collage étale divers produits culturels, mais aussi ce qui a stimulé leur consommation ».
Une très longue histoire
S’il est un mot pour caractériser l’agencement passionnant offert par Sakahàn, c’est celui d’« habité ». Non seulement parce que la conception animiste – qui donne une âme à tout objet – est omniprésente (entre autres, de façon magistrale, dans la photographie de l’artiste Marja Helander qui transforme une station-service désertée en lieu cérémoniel), mais parce que la plupart des artistes présentés prennent la parole au nom d’une très longue histoire qui précède de loin le « cirque » de l’art contemporain, souvent soucieux de faire table rase avant tout. Même si elles évoquent des pages très douloureuses, les œuvres présentées n’en restent pas moins des réflexions lucides qui ne versent pas dans la facilité et évitent le propos « trash ». À la la sortie de l’exposition, la tête remplie d’images fortes, on peut même, le cas échéant, méditer utilement la question : « Qu’est-ce qu’être un artiste non autochtone ? ».
SAKAHÀN ART INDIGÈNE INTERNATIONAL
Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa
Du 17 mai au 2 septembre 2013