Clément Gravel
Peintre de nuit
À 93 ans, Clément Gravel déclare être un très jeune peintre. Il a raison puisqu’il ne compte guère que deux ans d’expérience. Il peint surtout beaucoup : une toile par nuit. Car il peint la nuit. En un peu plus de vingt-quatre mois, il a produit et accumulé déjà près de 700 œuvres et donc probablement rattrapé et dépassé les artistes les plus prolifiques. Les murs de sa maison sont couverts de tableaux du plancher au plafond. Son sous-sol en est presque rempli.
En vérité, Clément Gravel est un homme inconsolable. Il a perdu sa femme, il y a deux ans. Avant de mourir, elle lui a offert des tubes de peinture, des pinceaux et quelques toiles. Il a eu le temps de lui montrer ses premiers tableaux. Elle a eu le temps de lui dire qu’ils étaient prometteurs. Depuis ce temps, il apaise un peu sa douleur en couvrant de peinture des panneaux de bois et des toiles de toute dimension. Peindre, pour lui, c’est réussir à se maintenir en vie en entretenant, les pinceaux à la main, un dialogue muet avec la femme qu’il aimait tant. Il intègre à ses compositions des mots qui leur servent de titre, mais surtout qui traduisent ses humeurs ou ses états d’âme : Sursaut, Assaut, À l’affût, Rupture, Frisson, Colère, Repos, Seul, Comblé, Effort, Murmure, Simplicité, Anxiété, Désir, Illusion, Marché au Soleil… Bien sûr, Nicole, l’une de ses filles, veille sur Papy. Elle a même réussi à organiser quelques expositions des tableaux de son père. Il ne souhaite en vendre aucun. L’homme est mince, élégant, vif d’esprit, fier d’être autonome : il conduit sa voiture, fait ses courses. Il peint et il écrit aussi. Il n’a pas recourt à quelque art-thérapeute. Il n’en a pas besoin. Clément Gravel a la chance d’être entouré de ses enfants et de ses petits-enfants. Il ne les dérange pas. L’art lui tient lieu d’exutoire.
J’ai observé ses œuvres. Les premières étaient entièrement couvertes de peinture (taches, balafres, empâtements…) : elles étaient étouffantes. Les plus récentes attestent plus de souplesse ; elles comportent des espaces blancs : elles offrent désormais une place à celles et ceux qui les regardent. Clément Gravel n’est sans doute pas encore un artiste mais, en tant que peintre amateur, il s’améliore.