Plateforme, interface, interactivité… Ces mots se glissent fréquemment aujourd’hui dans les conversations courantes. Beaucoup d’autres, plus techniques, servent à définir les fonctions et les propriétés des domaines médiatiques. Trop récents et trop nombreux pour être répertoriés au sein des inventaires de vocables communs, ceux touchant le monde des arts ont été rassemblés une première fois dans un Dictionnaire sur les arts médiatiques dont Louise Poissant, ex-doyenne de la Faculté des Arts de l’UQAM, a dirigé la rédaction, la traduction et la publication en 1996. Aujourd’hui disponible en ligne et régulièrement mis à jour, il comporte quelque 2 000 entrées lexicales couvrant une dizaine de secteurs notamment : copigraphie, holographie, infographie, musique électroacoustique, vidéo, multimédia, bioart, art réseau. Il s’agit d’un formidable outil pédagogique. Louise Poissant en donne un aperçu.

Émilie Granjon Quand les arts médiatiques ont-ils pénétré la sphère universitaire ?

Louise Poissant – Au début des années 1980, l’Université du Québec à Montréal a été la première université au Québec à accueillir un gros laboratoire d’Amiga en arts plastiques. C’est Andrée Beaulieu-Green, pionnière dans ce domaine, qui a donné les premiers cours sur ces ordinateurs. À l’époque, les images étaient très schématiques et géométriques, elles n’avaient rien de bien esthé­tique. Surtout, elles ne répondaient pas aux canons et aux critères de l’esthétique des années 1980 qui promouvaient encore l’art abstrait. Les classes de madame Beaulieu-Green ont permis à des cohortes d’étudiants de se familiariser avec la programmation simple et d’apprivoiser l’ordinateur.

Comment se sont développés les arts médiatiques ?

Dès 1985, on a observé une explosion de cette discipline. La robotique a été introduite dans les cours de sculpture et de danse à l’UQAM et à Concordia. En musique électroacoustique aussi, à McGill et à l’Université de Montréal. Dans le sillon de Nam June Paik, l’art vidéo s’est considérablement développé et a rapidement été enseigné dans toutes les universités. Cela nous paraît bien simple maintenant, mais ça ne l’était pas à l’époque, car cette pratique exigeait des compétences que les professeurs n’avaient pas développées. Ils ont dû s’initier par eux-mêmes à produire et à monter de la vidéo. Il était dorénavant nécessaire de s’équiper de parcs informatiques adéquats, ce qui n’était pas évident financièrement. Mais surtout, à ce moment-là, l’artiste concevait le projet et des techniciens l’assistaient dans tous les aspects techniques : tournage, montage, mixage. Il existait donc une forme de clivage entre les deux ordres de compétences. Étonnamment, c’est une complexification technique, le multicouche d’images en vidéo apparue dès les années 1990, qui a transformé les approches. Les artistes ont découvert dans le travail technique du montage une nouvelle forme de langage. Le clivage entre l’artiste et le technicien s’est estompé peu à peu. Cette étape a été essentielle, car la technologie n’était plus envisagée comme un outil technique, mais comme un instrument de création. Un instrument qui devenait un partenaire de la performance artistique.

L’idée de développer un media lab est apparue sensiblement au même moment à Concordia et à l’UQAM. Le ministère auquel nous demandions de part et d’autre des fonds nous a demandé de nous regrouper, ce qui a donné lieu à la création d’Hexagram en 2001. Il faut comprendre que ce centre de recherche émergeait dans un contexte très ambivalent : l’attrait pour cette nouvelle forme d’expression suscitait encore un grand dédain auprès de beaucoup d’acteurs du milieu des arts contemporains. L’électrofacture, l’aspect désincarné des œuvres, les ressources techniques – souvent manquantes – pour les diffuser, l’absence de repères théoriques pour les documenter, et disons-le, ses liens avec l’industrie des technologies, en faisaient un objet de soupçon. À une époque où plus que jamais on a valorisé l’art pour l’art, le défi était immense. C’était une autre époque !

D’où la nécessité de créer un dictionnaire d’arts médiatiques !

En effet, à l’époque, il y avait bien quelques dictionnaires d’audiovisuel en français, mais aucun sur les arts médiatiques, même en anglais. Lorsque j’ai entrepris la recherche sur le dictionnaire, en 1989, je venais d’arriver à l’UQAM. J’ai tout de suite eu la chance d’être financée par le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) à hauteur de 189 000 $ sur trois ans. C’était beaucoup ! J’avais une magnifique équipe internationale qui travaillait sur la musique électroacoustique, le copyart, l’holographie, la vidéo, l’art par ordinateur et le multimédia. Ce projet a permis de créer une communauté très dynamique autour des arts médiatiques, offrant à chacun de sortir de son isolement. Plusieurs étudiants ayant travaillé à ce projet sont devenus par la suite de grands artistes et des professeurs d’université : Ginette Daigneault, Jean Dubois, Robert Normandeau, Philippe Boissonnet, Éric Raymond… Participer à une recherche est hyperformateur !

En quoi consistait le dictionnaire ?

Le dictionnaire permettait de compiler l’ensemble des recherches existantes, mais aussi de documenter et d’expliquer les procédés dans une perspective pédagogique. Ce n’était pas juste un dictionnaire terminologique se limitant à des définitions. Nous avions aussi comme projet d’aider à comprendre des phénomènes inhérents aux arts médiatiques : « comment ça marche ? », « comment c’est fait ? », et à mettre en valeur des dimensions esthétiques propres à ces formes d’art émergentes : esthétique processuelle, inter­activité, virtualité, artiste distribué, esthétique des flux, etc.

Il n’y a donc pas eu de création de nomen­clature. Cela dit, vous avez dû traduire des lexiques spécifiques. Quels genres de difficultés cela a suscitées ?

Dans certains cas, on a effectivement introduit de nouvelles notions. Je pense entre autres au « cinéma pour l’oreille » de Normandeau. On a aussi traduit certaines notions avec hardiesse. Je pense aux « paysages sonores » pour rendre les soundscapes de Murray Schafer. On a aussi parlé d’« hologramme d’ombre » pour traduire « shadowgram » en prenant une certaine liberté puisque Shadow était le nom de l’inventeur du procédé qui consistait à travailler avec l’ombre de l’objet en holographie. Mais, dans chaque cas, nos choix étaient expliqués.

Il existe deux versions du dictionnaire : papier et numérique. En quoi sont-ils différents ?

La version papier est parue en 1996. Un an plus tard, Louis-Claude Paquin l’a mise en version numérique, ce qui nous a permis d’enrichir considérablement le dictionnaire et d’en produire une version encyclopédique, dynamique et interactive. Cette version comportait des extraits vidéo, des exemples d’œuvres, des animations, des entrevues, autant d’éléments qui étaient absents de la version papier.

25 ans plus tard, la discipline a évolué. Certaines pratiques, comme le copyart, ont disparu, d’autres, comme l’art réseau, sont apparues ? Qu’est-ce qui caractérise les arts médiatiques en 2016 ?

Je pense que l’ordinateur s’est ouvert à toutes les disciplines artistiques qu’il a revisitées et métissées. Il permet ainsi de les combiner et de les mixer. Il a réellement rendu possible l’appropriation par le public de diverses formes de traitement de l’image et du son permettant à chacun de créer sa propre collection d’images et de sons, créés, trafiqués. Assez paradoxalement, il a aussi contribué à réhabiliter une discipline artistique un peu délaissée par les courants portés par l’abstraction : le dessin. Idem pour les arts d’impression : les vêtements intelligents réintroduisent les textiles dans le domaine de l’art.

Est-ce à dire que les « arts médiatiques » doivent se redéfinir ?

Oui ! Et ils le doivent d’autant plus que leur évolution a donné naissance à de nouvelles formes d’art, comme l’art réseau. Le mot « médiatique » prend d’ailleurs tout son sens, car il ne veut pas uniquement dire « fait à partir de médias ». Il signifie d’abord « relier », le média servant d’interface pour établir une connexion entre deux humains, relier un humain à un groupe, etc. Concernant ces enjeux, Joanne Lalonde a fait une magnifique recherche sur la création hypermédiatique et les diverses formes d’art émergeant des réseaux, publiée sous le titre : L’abécédaire du web1 On observe une explosion de nouvelles formes d’art qui portent sur les réseaux. Même le théâtre, qui étonnamment a mis longtemps à intégrer les nouvelles technologies, puise dans les arts médiatiques pour se renouveler. Je pense, entre autres, aux scéno­graphies incroyables de La Furia dels Baus, troupe de théâtre catalane, ou à Robert Lepage et Lemieux-Pilon, plus près de nous.

Quels sont les défis actuels des arts médiatiques ?

Il y aurait tellement à dire ! On vit dans une mer d’images où il y a énormément de bruits médiatiques. L’indexation est problématique et reste un enjeu de taille. Comment ne pas se noyer dans cette mer ? L’archivage permet de garder la trace ou la mémoire de ce qui est fait, mais aussi de s’y retrouver. Beaucoup d’artistes essaient de travailler sur le flux des données pour pouvoir les convertir en données signifiantes. Les capter, les encapsuler pour trouver de la signification dans ce magma. C’est tout un défi !

Il faudrait également trouver une nouvelle manière de détourner ce bruit et de s’ouvrir sur de nouvelles dimensions. Et cela pourrait passer par une réappropriation de soi. Il faudrait se ménager des zones de silence pour se reconnecter à la fibre humaine. Je pense ici à Martin Leduc qui conçoit des installations qui nous permettent de nous couper de la pollution sonore.

Selon moi, avec ce type d’art, on ne se situe plus dans la quête du chef-d’œuvre, mais dans le désir de se relier sur un mode esthétique.

(1) http://www.puq.ca/catalogue/livres/abecedaire-web-17581.html