Des traits noirs puissants balafrent la mémoire de générations, même celles qui ne comprennent peut-être pas encore tout à fait l’ampleur des ravages d’une guerre chez ceux dont on a ainsi déchiré l’esprit, le cœur et la chair.

Après l’inauguration du Pavillon pour la Paix Michal et Renata Hornstein (novembre 2016), le Musée des beaux-arts de Montréal consacre 2017, année de la Paix. L’installation Adel Abdessemed : Conflit, constituée de 32 dessins installés au Carré d’art contemporain s’inscrit donc, de surcroît, dans une année riche de commémorations à Montréal, notamment celles entourant le 375e anni­versaire de sa fondation et les 50 ans de l’Exposition universelle (Expo 67).

La mise en espace de Conflit est d’une grande simplicité : trente-et-un soldats grandeur nature, dessinés à la pierre noire avec une grande maîtrise technique par Adel Abdessemed et accrochés aux quatre murs de la salle, procèdent à l’enfermement du visiteur au cœur d’une situation de crise, à première vue inconnue. Jusqu’à ce qu’il découvre parmi ces figures de soldats anonymes, certains patrouillant, d’autres plus menaçants, mettant en joue — on sent très bien le mouvement, comme croqué sur le vif, dans le geste d’estompement du trait sur certains personnages (Soldaten) — une silhouette enfantine réalisée, elle aussi, de quelques traits vifs à la pierre noire. Surgit alors un sentiment d’abord flou de déjà-vu puis, plus fort, de mémorisation poignante pour qui rappelle à sa conscience l’Histoire. Devant le visage hurlant sa terreur (Cri), les bras raidis de douleur, c’est tout le contexte historiographique de la guerre au Vietnam qui saute au visage.

Cri est l’une des photos les plus emblématiques de cette période. En effet, la « petite fille brûlée au napalm », Kim Phúc, fut prise par le photographe de l’Associated Press Nick Ut en 1972, lors de l’attaque au napalm de Trang Bang, un village du Sud-Ouest du Vietnam. Diffusé presque instantanément partout dans le monde, ce cliché a valu à son auteur le prix Pulitzer en 1973.

Rémanence de l’image miroir

Ce cri, on l’entend. Il force à choisir son camp. C’est la posture adoptée par Adel Abdessemed dans son travail artistique. « Je ne parle pas, je n’écris pas, je crie », martèle-t-il. Dénonçant les dérives du pouvoir au moyen du dessin, il explore dans Conflit la symbolique des images de guerre et interroge leur pertinence en tant que document ou « monument » historique. Son questionnement dans un monde étourdi par le train d’images qui défilent quotidiennement devant ses yeux devrait rendre actif tout observateur et le sortir de son rôle de spectateur.

Parfois taxé d’être provocateur, l’artiste à la renommée croissante ne laisse personne indif­férent quand il décortique la réalité objective de la guerre ou de l’actualité, en s’appuyant sur une photo, une image ou une séquence de film, ses matériaux primaires. Il puise l’essentiel de son propos dans quelques gestes précis, incisifs, voire rageurs. Adel Abdessemed saisit un moment d’une rare violence sans pathos, tel quel, le fait étant que, pour reprendre ses propres termes, « ce n’est pas tant d’espoir que nous avons besoin, mais de vérité »1. L’artiste questionne non seulement les représentations du pouvoir, mais la manière dont le pouvoir exerce son influence et les moyens conjugués pour exercer ledit pouvoir.

La pierre noire dont il s’est servi est de l’ampélite. Un choix fort intéressant, puisque l’ampélite contient une forte proportion de charbon, dont l’origine est organique. De même, le papier utilisé comme support se compose de fibres végétales, de la pulpe de bois, une fois encore, matière organique. Métaphore de la fragilité sans doute, car ultimement tout se délite et retombe en poussière. C’est peut-être aussi le message auquel convient les marques de paumes et de doigts visibles sur certains dessins (Soldaten). Supplication, résistance ou suppression volontaire du souvenir ?

Dans son allocution, lors de la visite de presse, Kim Phúc a livré un message de pardon… fécond : « Essayez de ne pas voir cette enfant [c’est-à-dire elle-même] comme criant de douleur, mais, à partir d’aujourd’hui, comme criant pour la paix. De l’horreur [vécue] par une enfant, Adel a créé de l’art et nous presse de transformer ce moment en quelque chose de différent. » l

1 Catalogue Adel Abdessemed : Conflit, p.86.