Est-ce pure coïncidence si dans la mouvance de l’Université du Québec à Montréal, ont eu lieu presque simultanément deux expositions stigmatisant l’esclavage ?

L’un est d’origine guadeloupéenne, l’autre est Écossais. À la galerie Dominique Bouffard, Eddy Firmin dit Ano, étudiant au doctorat à l’UQAM, rappelle à l’aide de dessins, de sculptures en céramique et d’installations le régime colonial d’asservissement qui a régné en Guadeloupe. À la galerie d’art de l’UQAM, Graham Fagen aborde avec des dessins, des photographies et un montage vidéographique la question de la participation de l’Écosse à la traite des Noirs au XVIIIe siècle. Les deux artistes interrogent et critiquent, chacun à leur façon, l’héritage culturel et social qui résulte aujourd’hui de ces mesures abominables.

Mais tandis que l’Écossais, comme le remarque, Louise Déry, directrice de la galerie de l’UQAM, se fait « le défenseur d’un monde où les cultures sont hybridées et sans cesse refaçonnées », le Franco-caribéen, lui, plaide pour la reconnaissance du Gworka, un mode d’expression propre aux esclaves dont « la mission, écrit-il, est de contourner le cadre de pensée imposé par l’espace colonial » donc occidental. À cette fin, plutôt que de donner des titres explicites à ses œuvres, il les accompagne d’idéogrammes (une sorte d’alphabet inventé) qui signifient ego, dualité, étrange, danger, culture, territoire, équilibre précaire… À cette fantaisie près, ses créations reposent toutes sur les codes propres aux œuvres d’arts visuels courantes aujourd’hui. À cet égard, les pièces qui composent l’exposition Egoportrait ou l’errance des oiseaux sont d’une facture qui atteste la grande habileté technique et l’excellente formation de leur auteur qui donne libre cours à son indéniable talent. Il en va de même pour Graham Fagen. Sans doute est-ce la moindre des choses.

Cependant, si les deux artistes proposent une suite de portraits et procèdent l’un et l’autre par le détour de masques, la distanciation et l’économie dont fait preuve l’artiste écossais engendrent des œuvres bouleversantes. Ainsi la suite de 18 dessins à l’encre de Chine, où il esquisse des visages que traversent deux lignes pointillées blanches en émail en guise de dentition (Scheme for Post Truth), suffit pour rappeler combien la valeur d’un esclave se mesure à la santé de ses dents.

Au contraire, Eddy Firmin a besoin d’être très démonstratif, c’est pourquoi il se représente en écorché de planche anatomique, déployant ainsi ses qualités de bon dessinateur ; un peu plus loin, dans la galerie, le cou entravé d’un collier de métal, il a sculpté sa tête à moitié couverte d’une cagoule saturée des logos de la marque Louis Vuitton. Aucun doute, dans ses égo­portraits, il incarne les opprimés d’hier et ceux d’aujourd’hui. Cependant, le fini lustré et les couleurs harmonieuses (vert émeraude, rose fuschia) de ses bustes de céramique désamorcent toute dramatisation au profit, il est vrai, d’un second degré ironique qui appelle la connivence de l’observateur.

Au-delà de l’analogie de leurs propos, ce qui distingue Graham Fagen d’Eddy Firmin est d’une autre nature. Les réalisations de l’étudiant de l’UQAM sont porteuses de messages qui incitent à poursuivre la lutte contre les formes d’oppression actuelles, nouvelles formes d’esclavage, certes sournoises, à ses yeux. Celles de l’invité de la galerie de l’UQAM s’ancrent dans une post­modernité qui, tout en gardant vive la mémoire des méfaits du passé, invite à surmonter les ressentiments. Son installation vidéo sur quatre écrans témoigne avec grâce et humour d’un métissage où se mêlent sans accrocs la fluidité d’un trio à cordes baroques et le rythme du reggae de Ghetto Priest autour de The Slave’s Lament, du poète national écossais Robert Burns (1759-1796), un esclavagiste, sur une musique de James Johnson.

Devant la gravité d’un sujet comme l’esclavage, la sobriété de l’artiste écossais témoigne d’une maturité dont la puissance évocatrice commande silence et respect. L’éparpillement d’Eddy Firmin atteste à tout le moins d’une richesse créative qui se nourrit à même sa personne. Il sera sûrement intéressant de suivre l’inventivité de cet artiste quand il sera aux prises avec d’autres sujets.

Notes biographiques:

Eddy Firmin est né en Guadeloupe en 1971. Il vit et travaille à Montréal où il poursuit des études de doctorat en études et pratiques des arts à l’Université du Québec. À sa formation académique, il a ajouté des stages de perfectionnement en céramique au Japon et en Espagne. Lauréat de bourses et de prix, il compte une dizaine d’expositions individuelles et il a pris part à une quinzaine d’expositions collectives en France, en Guadeloupe et au Québec. Il est représenté, à Montréal, par la galerie Dominique Bouffard.

Graham Fagen enseigne au Duncan of Jordanstone College of Art and Design à Dundee (Écosse). Après des études à la Glasgow School of Art, il a obtenu une maîtrise au Kent Institute of Art and Design (Dundee). Il a notamment exposé ses travaux à la Scottish National Gallery of Modern Art, et à la Fruitmarket Gallery (Edimbourg). Il a pris part à plusieurs expositions en Angleterre ( Tate Britain, Victoria & Albert Museum, Londres), ainsi qu’en France, en Pologne, aux États-Unis et en Asie. Il a représenté l’Écosse à la Biennale de Venise de 2015. Complainte de l’esclave est sa première exposition individuelle au Canada.