Pierre Chaumont, artiste montréalais de la jeune relève, travaille presque exclusivement à partir de fichiers numériques. Dans son projet Mossoul, il a utilisé comme matériau les numérisations 3D de monuments du patrimoine universel. Usant des procédés de manipulation de l’image et d’impression, l’artiste déconstruit des icônes au profit d’un contre-discours destiné à « décoloniser l’histoire ».

Après la diffusion des scènes de destruction des objets au Musée de Mossoul, en Irak, en 2015, il est devenu inéluctable d’utiliser la technologie dans un but de conservation patrimoniale : la numérisation 3D pourra « préserver » les monuments des catastrophes humaines ou naturelles pour les géné­rations futures grâce à une représentation exacte. Chaque pays, chaque organisme engagé dans cette initiative contribue ainsi à nourrir une gigantesque banque d’archives numériques dont les produits sont universellement accessibles sur le Web. Amorcé en 2015, Mossoul est un projet artistique inspiré de cette initiative interna­tionale de numérisation 3D des monuments.

L’artiste intervient en s’appropriant les répliques d’objets pour en corrompre le sens. Car la plupart des monuments commémoratifs de la culture occidentale que l’on trouve dans ces banques de données, comme l’a constaté Pierre Chaumont, transmettent une vision biaisée de l’histoire. À l’instar des anti-monuments que Peter Gnass a alignés dans son projet La Multitude déchue (2016)1, Pierre Chaumont stigmatise la propagande des discours historiques, maté­rialisée par les statues des dictateurs, des chefs sanguinaires, des généraux impérialistes et colonisateurs.

Revue et corrigée : L’histoire !

Ce pouvoir (avec ou sans autorité) d’édul­corer ou d’extrapoler l’histoire n’est pas nouveau, puisque l’histoire est perpétuellement en ré- écriture. Les monuments en suivent les aléas : parfois ils restent dressés et sont respectés par les collectivités dont ils honorent la mémoire de certains personnages, ou bien ils sont relégués dans l’oubli ; parfois, ils sont l’objet de fureurs destructrices, pour renier le passé : table rase sur le patrimoine pendant la Commune de Paris, destruction du patrimoine matériel lors des attaques de Mossoul en 2013… Les monuments parlent de leur temps, ils témoignent de l’héroïsme comme de l’horreur, mais ils répondent surtout à une volonté de mémoire à l’égard de leur propre période historique. L’ensemble de ce processus met aussi en lumière la sempiternelle répétition des erreurs du passé.

Les numérisations 3D sont des coquilles vides ; elles se comparent aux répliques de plâtre exposées au public dans certains musées. Ces fac-similés numériques peuvent être copiés- collés, colorés, éclairés et ensuite imprimés et détruits des milliers de fois sans affecter le fichier original. Bien sûr, nous sommes ici face à des copies, dont la vue ne peut se comparer avec celle de la pièce authentique. Néanmoins, la flexibilité de ce matériau virtuel – et la possibilité de le modifier avec des programmes de traitement de l’image – donne à l’artiste le loisir de construire son propre discours à partir des objets du passé. En explorant la force de l’image par elle-même et en cherchant la simplicité ultime de l’image travestie, le résultat n’exige aucun commentaire.

Faire carrière par et sur le Web

Pierre Chaumont puise les matériaux de ses œuvres sur Internet : fichiers numérisés et archives 3D versés dans le domaine public lui permettent de travailler depuis son ordinateur portable, où qu’il soit dans le monde. Les œuvres produites peuvent prendre différentes formes : impressions jet d’encre, impressions 3D, photographies, vidéos. L’artiste n’a de cesse de développer ses compétences en programmation afin d’explorer de nouvelles façons d’exploiter l’art dans toutes ses virtualités.

En 2016, à Montréal, lors de sa participation au festival Art Souterrain, Pierre Chaumont avait présenté Sunny, une série d’images réalisées à partir de photographies rehaussées. Les images d’origine proviennent d’un site de sexcams pour abonnés. Il a photographié les divers lieux de tournage : ils sont vides avant les performances, ne révélant rien d’autre que ce que l’imagination veut bien inventer… Contre toute attente, un certain réalisme lyrique se dégage de ces images transfigurées. Car ces sites, lieux virtuels de mise en scène de son intimité, malgré le spectacle qu’ils exaltent, comportent leur part d’humanité.

Ces sites sont des lieux d’échanges et de rencontres. Pierre Chaumont y a ouvert son propre compte d’utilisateur, où il offre non pas des performances sexuelles, mais artistiques ! Comme sa démarche est très clairement spécifiée pour avertir les usagers, il a eu la surprise d’y déve­lopper un public et accessoirement… d’y vendre des œuvres.

Cette façon de procéder offre une liberté fort avenante, puisqu’elle permet une grande mobilité. Mobilité de l’artiste lui-même (sans studio) et mobilité de l’art lui-même qui est présent sur la Toile. Si les circonstances permettent la tenue de l’événement malgré les tensions qui règnent en Turquie, Pierre Chaumont participera en 2017 à la Biennale Internationale d’Istanbul, volet Web.

(1) René Viau, L’anti-monument frondeur de Peter Gnass, Vie des Arts No. 244, été 2016, pages 28-30.