Teresa Margolles et Emanuel Licha
Indices et disparitions
Ce sont des sujets brûlants et difficiles qui sont abordés dans l’œuvre des deux artistes présentés par le Musée d’art contemporain de Montréal, Teresa Margolles et Emanuel Licha. D’un côté, la violence endémique qui règne dans certaines villes mexicaines et ses victimes laissées pour compte ; de l’autre, la production des images sur les lieux mêmes des conflits dont les « hôtels de guerre » où se réfugient les journalistes sont le centre nerveux. D’une part, le désir de donner une voix aux victimes anonymes du crime et de la violence à partir de traces physiques concrètes ; d’autre part, l’invitation à réfléchir (au départ d’un documentaire et de postes d’information) à la fabrication des images de guerre en mettant celles-ci en abyme. Si les images et les installations de la Mexicaine Teresa Margolles peuvent paraître plus confrontantes au premier abord que le film anti-hollywoodien du canadien Emanuel Licha, dans les deux cas, l’effet obtenu est puissant et imprégnera longtemps la mémoire des visiteurs attentifs.
Teresa Margolles puise son inspiration dans des réalités sociales inquiétantes : la violence liée aux activités des narcotrafiquants est endémique dans plusieurs grandes villes du Mexique, ses victimes (principalement des femmes) sont des laissées-pour-compte dont la disparition préoccupe peu les autorités au point que les crimes restent souvent impunis. Après avoir suivi une formation spéciale en médecine légale et travaillé dans une morgue, le désir de leur donner une voix a pris chez Margolles des formes très directes qui ont parfois suscité la controverse : ainsi, son installation présentée en 2009 à la Biennale de Venise (What Else Could We Talk About ?) a particulièrement frappé les esprits : une fois par jour, dans un palais, le parquet d’une grande salle était lavé et frotté à l’aide de chiffons trempés dans du sang et des fluides qui avaient été collectés sur des scènes de crime dans le nord du Mexique. Une forte odeur accompagnait la couche de saleté qui s’accumulait jour après jour. La présentation à Venise incluait aussi l’accrochage de très grands morceaux de tissu (Sangre Recuperada) qui avaient servi à nettoyer des sites où des crimes avaient été commis : humidifiés de façon à distiller lentement les fluides rougis dans des seaux placés sur le sol, ils ont été recouverts progressivement de textes brodés en fil doré qui s’inspiraient des messages d’avertissement que les trafiquants criminels laissent à côté des cadavres à l’intention de la famille et des amis.
La morgue comme baromètre social
Quelques années auparavant, dans la foulée des œuvres réalisées au sein du collectif d’artistes SEMAFO, Teresa Margolles avait présenté des autoportraits pris dans la morgue. Un peu plus tard, elle n’a pas hésité à étaler une grande photographie de la langue prélevée sur le corps d’un adolescent tué dans la rue, dont la famille lui avait fait don en échange du paiement des obsèques du jeune homme. Les œuvres présentées au MACM et, de manière générale, son travail le plus récent, adoptent des stratégies plus minimalistes. Le corps se fait plus discret, il est présent par ce que l’artiste appelle les formes périphériques (ce qui existe autour du corps).
En début de circuit, la série de photographies Pistas de Baile évoque la situation difficile et précaire des travailleuses du sexe à Ciudad Juárez, une ville connue pour son taux élevé de criminalité où Margolles a vécu une dizaine d’années. Dans l’espoir d’assainir la ville, les autorités ont rasé le centre historique où les boîtes de nuit abondaient. Margolles a demandé à des prostituées transgenres de se placer sur ce qui reste, au milieu des décombres, des pistes de danse où elles tentaient de gagner leur vie. Posant en grande tenue de soirée sous le soleil, chaque figure se dresse fièrement sur la piste de danse au milieu d’un paysage dévasté, dans un acte de résistance. Les risques encourus par ces femmes sont réels : Margolles dédie l’exposition à une certaine Karla, une travailleuse du sexe transgenre qui a été assassinée à Ciudad Juarez en décembre 2015. Posée par terre au centre de la pièce, l’imposante enseigne lumineuse Mundos, qui donne son titre à l’exposition, produit un effet incongru.
Emanuel Licha: le théâtre de la guerre
Pour le cinéaste-chercheur montréalais Emanuel Licha, qui a passé 10 ans à explorer les perspectives des combattants et des journalistes de guerre, le décalage temporel est fondamental à son projet : il lui a permis d’avoir accès à tous les espaces de l’hôtel, de montrer le personnel vaquer à ses occupations, de faire parler quelques-unes des personnes qui ont connu les moments des conflits, notamment les fixeurs qui jouent un rôle crucial auprès des journalistes. Le ton général du film est délibérément neutre. La progression est lente. Le montage qui efface l’identification précise du lieu (5 hôtels ont été filmés, à Belgrade, Beyrouth, Gaza, Kiev et Sarajevo) produit un mélange de réel et de fictif, qui invite le spectateur à reconsidérer les images de conflits qu’il a vues ailleurs. Autour de l’espace de projection, la salle d’exposition se transforme en atelier de travail : l’espace moquetté et pourvu de fauteuils clubs à l’image d’un salon d’hôtel est doté de cinq postes d’archives (correspondant aux cinq fonctions de l’hôtel de guerre) qui réunissent des textes, documents et images que l’on peut consulter à son aise pour approfondir ses connaissances et devenir soi-même plus critique envers les stratégies à l’œuvre dans la fabrication des images de conflits. Alors que les sons et images des conflits circulent désormais selon d’autres technologies (drones, téléphones intelligents), fournissant de nouveaux points de vue, ce documentaire riche en potentiel critique acquerra sans doute, comme le signale le catalogue très étoffé qui l’accompagne, un « document précieux… […] sur les images, les sons et les comptes rendus de guerre, de la fin du vingtième et du début du vingt et unième siècle. »
Teresa Margolles – Mundos
Emanuel Licha – Et maintenant regardez cette machine
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 16 février au 14 mai 2017