Ce qui perdure, ce qui advient : la permanence des idées chez Éric Lamontagne
Défier le rythme effréné du travail fait partie des préoccupations de plusieurs artistes actuels qui remettent en question les modèles dominants de production, et ce, autant dans les sphères sociales que culturelles. Face aux cycles de programmation qui s’enchaînent plutôt rapidement, par exemple avec la multiplication des biennales et festivals, ralentir la cadence devient une forme de résistance pour certains artistes. Qui plus est, la situation pandémique a tôt fait de révéler comment la facilité nouvelle de la diffusion virtuelle n’échappe pas à l’écueil de la saturation. Plongés que nous sommes dans une succession constante d’images, qu’est-il encore possible de discerner ? Valoriser la pratique, au moment même où elle advient, me semble comme une manière d’entraîner le regard à se poser.
En tant que chercheuse et commissaire, j’ai parfois la chance d’observer de très près les processus de création des artistes. Il m’apparaît qu’au sein d’une pratique artistique, certaines idées subsistent et traversent les projets, comme un fil rouge les reliant. Pour Éric Lamontagne, artiste multidisciplinaire connu notamment pour ses ambitieuses installations peintures1, l’effet du temps joue un rôle primordial dans l’élaboration de ses œuvres. Travaillant généralement sur plusieurs créations en parallèle, il cherche à tirer avantage du recul que la longue durée de recherche et de production procure. Il met ainsi à l’épreuve la permanence des idées, leur laissant temps et espace pour prendre de la maturité, se complexifier.
J’ai rejoint l’artiste à son studio, à Montréal, pour explorer avec lui la création de son exposition multidimensionnelle Sous le vernis, dont la présentation est prévue au CIRCA art actuel en 2022. Alors que je déambule dans l’atelier parmi les maquettes, les modèles, ainsi que quelques œuvres et fragments qui constitueront l’installation finale, je deviens le public privilégié d’un processus en cours, entamé il y a un peu plus de quinze ans. Nous discutons des prémisses du projet. 2004, Souvenirs en coin. Cette exposition présentée à la Galerie Sylviane Poirier marque les débuts de la manière unique qu’a Lamontagne de combiner peinture et installation. Déjà, le spectateur est invité à toucher, à prendre part au tableau. L’ensemble de cette installation est composé d’éléments peints, qui prennent parfois la forme d’objets. Le public peut habiter pendant un instant un étrange salon aux airs victoriens où se côtoient, sans hiérarchie ni chronologie, genres picturaux, courants artistiques et références historiques2. Le jeu entre surfaces et volumes pour créer des perspectives imaginaires est d’ailleurs un élément récurrent chez Lamontagne, par exemple avec Road Paintings (2013)3. Dans ce corpus, la peinture sort du tableau pour se poursuivre dans l’espace et mobiliser le corps du spectateur dans un mouvement rappelant le travelling au cinéma, tout en instaurant une narrativité qui n’est pas étrangère au genre littéraire du récit de voyage4. Ainsi, depuis Souvenirs en coin, Lamontagne poursuit ses recherches pour pousser plus loin une expérience active du spectateur en plusieurs étapes et qui sera différente pour chacun selon son niveau d’engagement avec l’œuvre.
Toujours dans son atelier, l’artiste me tend une lettre : le prototype du carton d’invitation à l’exposition qui sera envoyé par la poste. Une écriture dactylographiée, une enveloppe mimant le format du dossier confidentiel. La forme et le contenu sont un clin d’œil ludique au roman policier classique. Il s’agit d’une invitation à se lancer sur la piste de Réal Lessart, un personnage inspiré d’un faussaire d’œuvres d’art québécois notoire. C’est le point de départ de l’histoire que Lamontagne raconte avec Sous le vernis qui serait, à en croire cette lettre, la tentative du faussaire de créer une œuvre plus vraie que vraie, un chef-d’œuvre figé dans le temps. L’installation culminera dans la salle d’exposition, mais le périple du visiteur commencera en amont, alors qu’il sera encouragé, par exemple, à consulter de faux ouvrages à la bibliothèque. Par différents stratagèmes d’appropriation des outils de promotion et de médiation autour de l’exposition, l’artiste place le public au cœur du récit. Pour lui, la peinture devient presque littérature, elle se lit comme un roman, où le moindre détail a son importance. D’ailleurs, comme pour la lecture, la durée et la profondeur de l’expérience de Sous le vernis dépendront du temps que décidera d’y consacrer le visiteur.
Travaillant généralement sur plusieurs créations en parallèle, Éric Lamontagne cherche à tirer avantage du recul que la longue durée de recherche et de production procure. Il met ainsi à l’épreuve la permanence des idées, leur laissant temps et espace pour prendre de la maturité, se complexifier.
En me penchant sur la maquette de l’installation, j’observe le grand souci du détail de Lamontagne, qui joue avec le trompe-l’œil comme manière de créer un monde à la fois concret et magique. Créer l’illusion par une facture réaliste s’accompagne chez lui de décalages et de glissements qui ajoutent une dimension d’étrangeté certaine. C’est dans un entre-deux que l’artiste convie le visiteur, ouvrant un espace de tous les temps et hors du temps. La pièce qu’il prévoit construire, et dans laquelle on déambulera, se présente comme une reproduction peinte d’un salon pourvu d’une bibliothèque bien garnie, entre autres d’imitations d’ouvrages anciens et contemporains et d’objets rappelant les vanitas ; autant d’éléments se côtoyant en un anachronisme absolu. Ajoutant au mystère de cet agencement, certaines parties semblent en train de s’effacer et de disparaître, alors que d’autres s’hybrident de motifs abstraits, presque fondants. La peinture devient une matière malléable qui peut s’étendre dans l’espace. Plus encore, la peinture de Lamontagne prend vie dans sa forme installative, grâce à des mécanismes cinétiques, des parois transparentes ou réfléchissantes, des trouées qui permettent de voir l’envers du décor ou peut-être d’observer sans être vu. Elle mime les éléments du réel, mais ne manque pas de faire référence à sa propre condition, l’artiste laissant parfois apparaître le dos du cadre, le châssis du tableau ou la surface brute de la toile. Si ces choix brouillent les frontières entre fiction et réalité, il s’agit également d’un rappel non dépourvu d’humour des courants artistiques modernes ayant constamment remis en question les limites et la nature de la peinture, entre surface, objet et représentation.
Pourquoi jongler avec cette idée si longtemps avant de lui donner une forme finale ? Depuis 2004, Lamontagne travaille sur Sous le vernis en arrière-plan de tant d’autres projets. Pour lui, il s’agit d’une part de maintenir le cap, envers et contre tout, puisque l’envergure souhaitée pour ce projet n’est pas venue sans obstacle. D’autre part, l’artiste souligne le potentiel qu’il accorde à la peinture comme médium résistant à l’instantanéité : l’image générée contient la durée de sa fabrication. L’importance ici accordée au faire et au savoir-faire agit un peu comme une accroche ; elle ouvre la porte à plusieurs niveaux de lecture, en convoquant d’abord un régime formel et pictural séduisant et intrigant, puis en insérant une panoplie de références à la littérature, à l’histoire de l’art et même aux dispositifs de l’exposition. En somme, il semble que tout a à voir avec le temps de la narrativité. D’abord, celle de ce projet qui s’élabore tranquillement au sein d’une démarche, qui nourrit et se nourrit d’autres œuvres de l’artiste. Et finalement, dans le récit duquel le spectateur deviendra catalyseur, où ses attentes perceptives seront constamment chamboulées et déjouées5.
(1) Parmi ses expositions les plus importantes, notons Du haut de mon sous-sol, Salle Alfred-Pellan, Laval, 2011, et Cabanisme, Nouvelle perspective sur un mouvement méconnu, Maison de la culture Frontenac, Montréal, 2009 ; Musée du Bas-Saint-Laurent, Rivière-du-Loup, 2011.
(2) Voir le compte rendu de l’exposition Souvenirs en coin, Galerie Sylviane Poirier, Montréal, du 21 février au 20 mars 2004 : Françoise Belu, « Éric Lamontagne : l’envers du décor », Espace Sculpture, n° 70 (hiver 2004-2005), p. 41-42.
(3) Exposition présentée à la Galerie Art Mûr, à Montréal, en 2013.
(4) Paule Mackrous cite d’ailleurs Jack Kerouac dans le texte de présentation de l’exposition. Voir Paule Mackrous, « Road Paintings », Art Mûr, s.d., https://
artmur.com/artistes/eric-lamontagne/road-paintings/
(5) Au sujet du récit dans l’exposition et des relations entre visiteur et espace, voir Jean-François Royoux, « Des stratégies de la tension. Un récit d’exposition », dans Action on tourne, dir. Laurence Gateau
(Paris : RMN, 2011), p. 20, et Mathilde Roman, Habiter l’exposition. L’artiste et la scénographie (Paris : Manuella éditions, 2020).