C’est par deux manifestations saisissantes de « création sur le temps long » (plus d’un millénaire !) que s’amorçait le printemps dernier ma réflexion pour ce texte. Les Letters to the Future de Jessica Houston, à Occurrence, rédigées par quatorze personnes à l’invitation de l’artiste, ne pourront être lues que lorsque la banquise antarctique aura suffisamment fondu pour que la glace où a été enfoui le tube étanche qui les contient parvienne à l’océan et soit relâché telle une bouteille à la mer, d’ici mille ans (1). Paysage emballetoi ! [sic], lui, de Nicole Fournier, processus de biorestauration d’un lopin de terre à la Fonderie Darling, est audacieusement daté « 2012-3012 ».

Ces œuvres frappent par leur vive actualité : entre réparation environnementale et messages lancés à une humanité lointaine, elles parient sur l’avenir sans dénier la réalité du présent anxiogène, déjà bien perturbé par le réchauffement climatique, par-delà lequel elles incitent à nous projeter. Mais le temps long s’observe aussi à plus modeste échelle, comme dans les excursions performatives de Patrick Beaulieu, d’une durée de quelques semaines ou mois à peine. Si Fournier et Houston s’adressent à l’avenir, Beaulieu, avec Fondre (2021), sa plus récente excursion, s’installe plutôt dans l’immédiateté du présent, allant à la rencontre de la forêt boréale par une randonnée en motoneige expressément lente. Lenteur qui semble « densifier » le temps et favoriser des occasions de résonance, cette expérience enthousiasmante d’accord avec le monde théorisée par le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa2, comme je souhaite le montrer.

DES EXCURSIONS PERFORMATIVES

Temps ralenti et durée rendue plus dense constituent des traits récurrents des excursions de Beaulieu, qui se déploient sur des distances considérables. Chacune est fondée sur une quête, impliquant pour l’artiste de laisser les éléments naturels ou la sérendipité des découvertes et des rencontres guider sa route et dicter jusqu’à un certain point leur déroulement. Dans Vecteur monarque (2007), il suit en camionnette les papillons monarques tout au long de leur migration annuelle du Québec au Mexique ; Ventury (2010), autre « odyssée transfrontière », l’amène à errer sur les routes américaines en se laissant guider par les vents ; dans Méandres (2014), il entreprend d’atteindre l’Atlantique en kayak à partir d’un ruisseau de l’Estrie, trouvant sa route jusqu’à l’embouchure de l’Hudson à New York par la voie des seuls cours d’eau. Le temps long, ici, relève moins de l’extension objective du temps de réalisation de ces œuvres que de la transformation de l’expérience subjective de la durée qu’elles entraînent chez l’artiste. Dans ces pérégrinations sinueuses, le temps paraît ralentir en raison d’un itinéraire constamment renégocié selon les circonstances, de la progression tâtonnante qui en découle et de l’attention avivée qu’elles exigent.

Temps ralenti et durée rendue plus dense constituent des traits récurrents des excursions de Patrick Beaulieu, qui se déploient sur des distances considérables.

FONDRE : JUSQU’AU BOUT DE LA NEIGE

Dans Fondre3, réalisé en mars 2021, cette lenteur devient un facteur clé. L’enjeu est pour Beaulieu de cheminer en motoneige dans un vaste territoire nordique entourant le réservoir Gouin, entre la Mauricie, la Jamésie et l’Abitibi, jusqu’à ce que la neige ait complètement disparu en raison de la fonte et que les pistes rendues impraticables mettent un terme à sa route, tout en observant au fil des jours le passage de l’hiver au printemps.

Or, percevoir les signes de cette transition saisonnière implique de se familiariser avec le territoire, et de ne pas aller trop vite. Pour favoriser une immersion sensible dans l’environnement boréal et une disposition contemplative permettant l’attention aux détails du paysage et aux variations du climat, l’artiste limitera son déplacement à 20 km/h, s’imposant une lenteur contre-intuitive contrastant avec la vitesse prisée des motoneigistes. Son véhicule, d’ailleurs, partiellement revêtu de fourrure de caribou et remorquant un traîneau d’aluminium de forme inusitée, spécialement créé pour le projet et pouvant servir d’abri de fortune, paraît suggérer le statut artistique d’une telle équipée. Débuté à Matagami le 5 mars, le trajet amena Beaulieu à Chibougamau (où je le rejoignais pour trois jours), au lac Saint-Jean, puis à l’ouest du réservoir Gouin, avant qu’une fonte précoce ne termine l’aventure dix-sept jours plus tard à Val d’Or4.

RALENTIR

En quoi cela nous parle-t-il du temps long ? Comme pour toutes ses excursions, l’artiste se place délibérément dans une dépendance relative vis à-vis d’un contexte et de circonstances qu’il ne maîtrise pas, tels l’état des pistes ou les variations météorologiques influant sur la progression de la fonte. Puisque Fondre a pour but d’atteindre ce point limite où la neige disparaît des pistes, Beaulieu est à la merci du « temps » et ne peut prévoir la durée de l’excursion. Plus encore, contraint à une faible vitesse, les conditions du milieu risquent de l’affecter davantage qu’un motoneigiste libre d’accélérer vers sa destination. Fatigue aidant, sa lente avancée dans un silencieux paysage hivernal peut devenir monotone ; bien qu’elle permette à l’artiste de porter une attention plus fine aux beautés du territoire, elle l’expose aussi au froid ou à la lassitude pendant son long trajet.

Ralentir, c’est donc densifier la durée ; prendre son temps, c’est se rendre plus disponible au monde – mais aussi à l’ennui. L’expérience de la durée semble ici s’infléchir selon trois formes : une absorption dans l’instant vécu, atténuant la conscience du passage du temps, qu’induisent le mouvement continu, la focalisation sur l’activité perceptive et l’effort d’une conduite en plein air et de la résistance au froid ; un épaississement de l’instant, survenant lors de périodes éprouvées comme mornes ou pénibles ; enfin, inversement, une densification du présent où la perception de la durée s’intensifie de façon positive lors d’expériences de résonance.

Ce sont par exemple tous ces amas de neige sur les branches ou contre les arbres que la paréidolie métamorphose subitement en silhouettes animales ou constructions fantasmagoriques, peuplant la forêt d’incessantes apparitions. Ou c’est la piste qui, aux environs du lac Caché, s’étrécit au milieu de hautes épinettes jusqu’à donner la sensation de nous engager dans un canyon dont les grands arbres qui nous cernent dessinent de leurs vertes aiguilles les falaises changeantes et escarpées.

Patrick Beaulieu, Fondre – distillation boréale (2021)
Dispositif de distillation mobile d’hydrolats de conifères, traineau-abri
en aluminium et fourrure de caribou d’élevage
Courtoisie de la galerie Art Mûr, avec l’aimable permission de l’artiste

REGARDER LA NEIGE TOMBER

Lenteur et résonance auraient-elles quelque lien avec le froid et la fonte ? La méditation sur la beauté de la neige qui tombe, ouvrant un récent ouvrage de Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible5, incite à le penser. Dans la foulée de son livre éponyme sur la résonance, l’auteur soutient que l’émerveillement ressenti devant ce spectacle dépend fortement de son caractère imprévu. On peut désirer qu’il neige à Noël, mais il est évidemment impossible de « planifier » l’événement : on ne peut que l’espérer.

La chute de neige, en ce qu’elle a d’imprévisible, constitue une manifestation éloquente de ce que Rosa appelle l’« indisponible » : ce qui échappe à notre contrôle et dont l’atteinte, quoique possible, n’est jamais certaine. L’on peut apprendre à mieux chanter pour joindre une chorale, ou nous exercer pour nous améliorer au tennis ; mais nul degré de maîtrise ou de virtuosité ne pourra nous garantir de vivre l’état de grâce ou de remporter la victoire chaque fois que nous pratiquerons ces activités.

C’est grâce à cette part d’inatteignable – d’indisponible – qu’ils recèlent que l’art et le sport (ou la recherche scientifique, la relation amoureuse) nous semblent inépuisables, perpétuellement stimulants ; et c’est justement cette part d’indisponible qui permet à la résonance6 de survenir, selon Rosa. La part de monde dont nous faisons l’expérience semble alors répondre à notre action et la nourrir en retour par la résistance qu’elle oppose, les découvertes qu’elle nous réserve ou les réorientations auxquelles elle nous amène : nous entrons « en résonance » avec elle.

Or, tout se passe comme si les excursions performatives de Beaulieu – dont le trajet et la quête ne peuvent s’accomplir que si le climat, le territoire ou encore les éléments naturels (selon les projets) « répondent » à l’action de l’artiste pour en déterminer le déroulement – impliquaient chaque fois que le monde soit « rendu indisponible », et que l’artiste abdique une part de contrôle pour rendre possible la survenue de la résonance.

DU DOCUMENT À LA SENSATION

Mais le temps long n’émane pas seulement de cette lenteur qui densifie le présent ; il tient aussi à un ressort jusqu’ici inédit dans l’art de Beaulieu. Aux nombreuses photographies et vidéos prises durant son parcours, aux artefacts et aux textes figurant dans les expositions, et parfois les ouvrages, qui témoignent après coup de ses excursions, s’ajoutera cette fois quelque chose d’invisible : un parfum. Comme pour pallier l’incapacité de tout procédé d’enregistrement ou de documentation à rendre le hic et nunc d’une œuvre éphémère et in situ, de surcroît performative, Beaulieu a recueilli des aiguilles de différents conifères en divers points de son parcours pour les distiller dans un alambic portatif afin de concentrer les fragrances de leurs résines en une série d’hydrolats. Portraits-souvenirs des populations d’épinettes, de pins et de sapins parmi lesquelles il a circulé, ces senteurs évanescentes diront l’impossibilité de retenir le passé tout en nous permettant d’éprouver de manière aussi ténue que poignante la réalité des forêts dont elles émanent. Grâce au singulier pouvoir de l’odorat de ranimer le souvenir, ces fragrances impalpables feront pour un instant résonner la sensation d’une lointaine forêt nordique – enjambant le temps et en faisant ressentir l’immensité.

(1) Voir le site https://www.lettertothefuture.net/.

(2) Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, trad. de l’allemand par Sacha Zilberfarb (Paris : La Découverte, 2018).

(3) Soulignons que ce titre rappelle celui d’un projet de Rachel Echenberg, Fondre : une série de sensations hivernales (La Centrale, 2003), suite de performances où l’artiste se confrontait au froid dans l’espace urbain.

(4) Pour plus d’information sur Fondre, voir le site http://patrickbeaulieu.ca/fondre.

(5) Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni (Paris : La Découverte, 2020).

(6) La résonance rappelle ainsi l’« expérience-flux » du psychologue Mihály Csíkszentmihályi ou la notion d’expérience comme la définit John Dewey dans Art as Experience (1934).