De la grande peur de l’an mille au bogue de l’an 2000, la civilisation occidentale s’est bâtie sur l’alternance entre l’appréhension de la fin du monde et l’appel à faire advenir le ciel sur la terre. C’est ce qui l’a motivée à explorer ses extrémités jusqu’à réaliser la conquête du globe, pour le meilleur et pour le pire. Cette ambivalence se reflète dans ses visions d’avenir, oscillant entre espoir utopique et crainte dystopique. L’unité temporelle de mille ans y conserve la charge symbolique implicite d’un jugement dernier sur l’histoire (1).

Quand l’art actuel prend pour objet et intègre à l’œuvre la longue durée du monde naturel où s’insère en corps étranger une civilisation en crise, il ne sort pas forcément du cadre mental du millénaire propre à la temporalité occidentale. Montréal nous en offrait cette année deux exemples contrastés : une exposition temporaire au long cours de Jessica Houston présentée à la Galerie Occurrence, documentant l’enfouissement en Antarctique d’une capsule temporelle de témoignages sur ce thème par des personnalités d’horizons divers, et une installation de Nicole Fournier devant prendre fin en l’an 3012, aménagée au ras du sol d’une mince bande de friche urbaine sur la Place Publique de la Fonderie Darling.

L’IDÉE D’UNE BOUTEILLE À LA MER SERTIE DANS UN CUBE BLANC

Le projet Letters to the Future de Jessica Houston se présente, selon le texte de démarche, comme une « collaboration avec un glacier, sur une période de 1 000 ans, qui incite à une réflexion sur notre présent et sur les possibilités offertes par le futur ». Il est centré sur un tube flottant renfermant des lettres dont seuls les auteurs connaissent la teneur, déposé en un point d’un glacier de la terre de la Reine-Maud qui devrait le libérer dans la mer dans mille ans avec la fonte des glaces. Le millénaire en question imprime son unité historique au rythme géologique du glissement au ralenti des neiges, chargé de livrer ces messages confidentiels à des lecteurs éventuels dans un avenir inconnaissable. Leur contenant, un cylindre blanc, évoque à première vue une carotte de glace comme celles qu’on a retirées d’un glacier pour en étudier les strates porteuses d’indices des époques qu’il a traversées. Mais l’objet agit aussi comme une boîte noire, nous laissant spéculer sur le contenu de l’échange initié par des êtres humains d’aujourd’hui avec nos descendants du quatrième millénaire, s’il s’en trouve encore pour entrer à leur tour en rapport avec nous par la pensée, franchissant à tâtons l’abîme du temps dans l’autre direction. C’est donc une bouteille à la mer à retardement, lancée en différé vers d’autres temps, d’autres lieux, d’autres êtres. Un silence opaque cèle l’avenir où elle échouera et la scelle avec les textes ou visuels dont ne sont exposées que les copies des enveloppes signées au dos, disposées près des photos de l’insertion in situ. Des écouteurs posés sur des chaises permettent d’entendre des extraits d’œuvres et autres déclarations des principaux contributeurs sollicités (à côté d’écolières, de militants communautaires, etc.), parmi lesquels on compte l’ex-présidente du Conseil circumpolaire inuit Okalik Eegeesiak, le physicien Carlo Rovelli, le politicien et écologiste Steven Guilbeault, le compositeur Arvo Pärt.

Quand l’art actuel prend pour objet et intègre à l’œuvre la longue durée du monde naturel où s’insère en corps étranger une civilisation en crise, il ne sort pas forcément du cadre mental du millénaire propre à la temporalité occidentale.

La proposition s’apparente à des gestes classiques de l’art conceptuel, en ce qu’elle consiste à nous mener en pensée vers un ailleurs dont les contenus (messages et réception) nous demeurent cachés. Seuls le médium de la transmission et celui de sa procédure comme performance artistique nous sont accessibles, tels que documentés dans un cube blanc, cadre institutionnel aussi immaculé que l’étendue désertique servant d’écran à la projection de cette cosa mentale. Cela ne laisse à partager qu’une expérience singulièrement désincarnée d’une audacieuse expédition, menée pour lancer l’appel de naufragés en perdition comme une sorte de radeau vers l’avenir espéré par-delà le déluge. Le passage à la limite géographique du pôle Sud figure ici l’impénétrable horizon des événements d’un temps futur dont nous serons absents, ignorants de la perte, de la survie ou de la transformation de notre civilisation, voire de notre espèce.

La durée symbolique de mille ans nous séparant de cet avenir inconnu demeure cependant une vue de l’esprit, malgré la matérialité des moyens déployés pour en réaliser le concept. L’œuvre exposée se contente de documenter ceux-ci et de communiquer des éléments de réflexion tirés de textes des auteurs, notamment à propos de la succession des millénaires. Le climatologue Gavin Schmidt décrit comment la solide surface des glaciers d’aujourd’hui est faite de neige tombée du temps de Charlemagne. Le duo d’artistes Rosenclaire met en parallèle l’actuelle mise en valeur des savoirs autochtones et celle de la sagesse antique par la Renaissance humaniste après un hiatus d’un millénaire. Mais peut-être devrait-on se méfier davantage d’une semblable confluence entre la « pensée sauvage » interespèces (Lévi-Strauss) et le posthumain tel que le théorise la philosophe Rosi Braidotti.

Vue de l’exposition Letter to the Future de Jessica Houston (2021)
Avec les lettres de Cindy Blackstock, Rosi Braidotti et Okalik Eegeesiak
Galerie Occurence. Photo : Alignements

L’ŒUVRE OUVERTE AU PASSAGE DU TEMPS

N’empêche qu’avec Paysage EmballeToi ! de Nicole Fournier, on a affaire à une collaboration évolutive concrète entre une vaste gamme de composés organiques : végétaux et animaux, humains et matières synthétiques tirées du pétrole. Ce jardin aux airs de terrain vague est conçu pour permettre à ces dernières de se décomposer en réintégrant le cycle commun, auquel elles font habituellement obstacle par l’excessive durabilité de produits textiles tels les vêtements d’hiver en loques ici suspendus à des câbles ou à moitié enterrés. Reflétant l’échelle temporelle de leur recyclage naturel, cette « œuvre performative de très longue durée », inscrite au programme de la Fonderie Darling de 2012 à 3012, met en œuvre (d’après son écriteau) un « processus de nettoyage par biorestauration et fertilisation au moyen d’un système symbiotique entre la terre, des micro-organismes et des plantes » indigènes. Celles-ci sont réintroduites dans cet interstice du tissu urbain, comme pour transmuer les externalités toxiques secrétées par l’industrialisation, dont le quartier Griffintown fut le berceau au Canada².

Si l’œuvre de Houston met en éprouvette l’austère pensée (digne de Lovecraft !) des lointains spatiotemporels qu’évoque une expédition géologique en Antarctique, celle de Fournier met les passants en contact de proximité immédiate, locale et sensuelle avec un microenvironnement dans la continuité graduelle d’un moment après l’autre, prolongée sur mille ans – bien plus longtemps que tiendront les bâtiments de brique qui l’encadrent. On peut observer et toucher du doigt ses transformations délibérées ou aléatoires au quotidien, comme au rythme des saisons et des années projetées sur un millénaire – durée coïncidant avec le parcours polaire de la capsule de Letters to the Future vers ses hypothétiques destinataires. La missive de Houston sera bientôt et peut-être à jamais plongée dans l’oubli, au-delà du moment de méditation qu’elle nous aura procuré cette année à Occurrence. Il reste en revanche et en théorie de nombreuses années à plusieurs générations pour se frotter à des processus à leur portée dans ce fouillis mêlant nature et culture, artifice et compostage, décomposition et recyclage. Livrés aux outrages du temps vécu comme l’un d’eux, les éléments disparates de l’itération de Paysage EmballeToi ! pour la Fonderie Darling sont réagencés sur sa Place Publique en la discrète harmonie d’un précaire monument au millénaire à venir, horizon symbolique plus que réel d’un jugement en suspens sur le monde aux abois que nous lègue le millénaire précédent.

(1) J’aborde le rôle historique et actuel de l’idée de millénaire dans la pensée occidentale dans un texte à paraître en ligne : Christian Roy, « European Revolutions and World War as Way Stations to Planetary Man: Rosenstock-Huessy’s Christian Rejoinder to Spengler’s Decline of the West », The Philosophical Journal of Conflict and Violence VI, n° 1 (à paraître, mai 2022).

(2) Voir Christian Roy, « Un chantier haut en couleur : Le Griffintown de Robert Walker », Vie des arts, n° 258 (printemps 2020), p. 70-71.

Jessica Houston, Capsule (2018)
Impression numérique sur papier de qualité archive 25,4 x 40,64 cm
Photo : Jessica Houston