Tout projet artistique s’inscrit dans une durée qui se déploie à travers différentes étapes : idéation, recherche, expérimentation, conception et ultimement diffusion. Lorsqu’il est question de collaboration, d’autres éléments se greffent au processus, notamment une période d’apprivoisement de l’autre, les multiples rencontres et discussions, les compromis et ajustements qui se font en cours de réalisation.

L’échange, qui s’ancre dans la durée, est fondamental pour qu’une réelle rencontre ait lieu. Avec le projet Maison de rêves (2021) de Réjane Bougé et Karen Trask présenté à la Maison de la culture du Plateau-Mont-Royal du 26 août au 3 octobre 2021, le processus créatif prend forme dans le temps. C’est une expérience qui fait fi des notions de productivité et de rapidité, trop souvent valorisées par la société. Dans ce cas-ci, la consignation de rêves sur plusieurs décennies par les deux artistes convoque à un temps autre, celui-là plus introspectif, aux antipodes de l’instantanéité que facilite l’utilisation des réseaux sociaux et qui permet aux personnes de s’exposer au monde. Cet exercice d’écriture de soi demande de la constance, de l’assiduité et de la rigueur afin d’accumuler et de collectionner des bribes de récits qui pourront servir à la création d’œuvres littéraires et visuelles.

C’est à l’initiative de Réjane Bougé que le projet prend naissance. Elle souhaitait travailler en collaboration étroite avec une artiste afin de réaliser une œuvre inspirée de rêves qu’elle a consignés dans des cahiers Canada sur une période de trente ans (1989-2018). Dans ses écrits (romans et essais), certains éléments biographiques forment une matière textuelle faisant écho aux rêves comme vecteur de mise en scène de soi. Moins assidue que Bougé, Karen Trask note, depuis l’âge de dix-sept ans, ses rêves les plus significatifs dans des carnets afin d’en conserver le souvenir. Sa démarche intègre ses expériences personnelles et oniriques, à travers l’écriture et l’utilisation des mots qui se matérialisent dans la matière, notamment dans le papier qu’elle fabrique elle-même.

Vue de l’exposition Maison de rêves de Réjane Bougé et Karen Trask (2021)
Photo : Paul Litherland
Courtoisie des artistes

Au cours de sa vie, une personne peut rêver de dix minutes à une heure par nuit, ce qui équivaut à un total de quatre à cinq ans. C’est un réel exercice de mémoire que de prendre le temps de les coucher sur papier au réveil. Pour Bougé, il s’agit d’une manière de combattre la page blanche et de se connecter à ses émotions. Quand on se penche sur ce que représente l’acte de rêver pour les deux artistes, c’est un monde qu’il faut faire réapparaître. Le psychanalyste Pierre Bruno le définit d’ailleurs comme une scène à rideau fermé : « Sur cette scène, le rêveur est un acteur, qui joue vraisemblablement plusieurs rôles. Quand le réveil a lieu, le rideau de scène s’ouvre, mais sur la scène il n’y a plus rien. Autrement dit, le rêve, en tant que tel, est par principe inaccessible après le réveil. Le récit qui en est fait participe déjà de l’interprétation. Je pense me souvenir que j’ai été présent sur scène, sous différents rôles d’ailleurs, en tant que je dormais¹. » L’écriture permet ainsi de faire émerger ce qui a été vu durant la nuit, de conserver une trace de certaines images, perceptions ou sensations.

Dans la salle de la Maison de la culture du Plateau-Mont-Royal se dresse une maison suspendue presque fantomatique réalisée par Trask à partir des 17 000 pages manuscrites par Bougé depuis 1989. L’artiste, ayant pris le relais de Louise Viger décédée en juin 2018, a intégré les deux pages sur lesquelles avait initialement été inséré un fil bleu, afin de conserver une trace de sa prédécesseure, mais surtout pour créer un lien tangible entre elles. Trask a choisi de relier toutes les pages d’un fil rouge tissant ainsi la trame onirique vécue par Bougé tout en accentuant son aspect symbolique par l’énonciation d’un lien de sang avec sa grand-mère et d’un lien artistique partagé aussi avec Viger. Ce fil fait naître une maison dans l’espace de la salle d’exposition en même temps qu’il relie deux personnes, deux destins. Les rêves y sont joints et ils sont déployés dans la salle de manière à construire cette maison en tant que symbole de ce qui nous représente comme individu, ce que nous cachons ou dévoilons. Sans début ni fin, la maison expose une succession de rêves, à l’infini. Le temps s’étire ainsi, au fil des années. Cet accrochage préserve, en quelque sorte, l’intimité de l’autrice puisqu’il n’est pas possible de lire l’ensemble des pages manuscrites. L’accumulation de matières, qui s’est échelonnée sur plusieurs années, met en scène tout un pan de la vie de Bougé. Le visiteur devient un témoin et peut déambuler autour de la maison pour tenter de capter quelques bribes des rêves et suivre le fil temporel qui court le long des pages.

Ce travail en duo touche à plusieurs aspects liés à la temporalité, plus particulièrement à la création sur de nombreuses années qui passe par une pratique individuelle, venue s’unir et se rejoindre le temps d’une collaboration.

Trente corniches conçues en pulpe de coton ceinturent la salle. Chaque élément architectural accueille un rêve des artistes pour devenir un marqueur de temps. Ces morceaux choisis sont le fruit d’une lecture en commun faite sur quelques mois. Lors de ces rencontres, Trask traduisait de vive voix les rêves qu’elle avait consignés en anglais. À partir de ses lectures partagées, une sélection s’est opérée pour mettre de l’avant deux images récurrentes : la figure du psychanalyste pour Bougé, et celle des oiseaux chez Trask. « Il semblait soufflé que j’aie pris autant d’heures pour exécuter une tâche qui n’était pas vraiment rentable. Mon psy et moi rigolions un peu de sa surprise, nous qui étions habitués à nous brancher sur du temps beaucoup plus long pour faire advenir les choses. » Cet extrait exprime, en quelque sorte, ce qui ressort de cette expérience liée aux rêves en cela qu’elle exige une lenteur, un retour sur soi qui n’a rien à voir avec la profitabilité. Le rêve n’a pas la prétention d’être utile pour la société, mais plutôt pour l’enrichissement de l’individu qui souhaite mieux se connaître.

Dans cet exercice de lecture, le langage vient cadrer une réflexion sur les mots et les expressions en anglais ou en français qu’elles ne connaissaient pas et qui demandent un temps pour leur compréhension et leur traduction. Dans cette recherche commune, certains mots sont ressortis de cette masse imposante de matière et ont été incrustés dans les corniches. Des mots tels que stump/moignon, A murmuration of starlings/Un mariage d’oiseaux, nursery rhymes/comptines, etc. Dans cet échange, le langage est un élément clé qui vient relier les deux artistes et consolide leur processus collaboratif qui a duré plus d’un an.

Ce travail en duo touche à plusieurs aspects liés à la temporalité, plus particulièrement à la création sur de nombreuses années qui passe par une pratique individuelle, venue s’unir et se rejoindre le temps d’une collaboration. C’est une temporalité de l’intime, celle consacrée, depuis trente ans, à la consignation de leurs rêves dans des cahiers ou carnets de bord : de manière presque quotidienne pour Bougé et de façon épisodique dans le cas de Trask. Les moments de rencontre leur ont permis de se découvrir, de partager des histoires et des rêves. Dans cette collaboration, le lien s’est tissé entre les artistes à partir d’une matière textuelle riche, de la sélection et de la traduction des quelques bribes déposées sur les corniches, et il s’est fixé dans la matière des mots qui ont eu une résonance pour elles au fil de leurs rencontres. La production et son exécution sont lentes, tout comme des gestes patients sont requis pour mettre en relation tous ces rêves, mais aussi pour créer les assises qui soutiennent trente ans d’écriture. Il en résulte une création aux antipodes de la productivité à outrance, fruit d’une attention portée à l’autre, du respect et de la mise en commun d’expériences. Cette recherche fondée sur le langage ne peut se construire autrement que dans la durée.

(1) Pierre Bruno, « Qu’est-ce que rêver ? », Psychanalyse, nº 28 (2013), p. 32, https://www.cairn.info/revue-psychanlyse-2013-3-page-31.htm.