Muséaliser la performance
Depuis une quinzaine d’années, la performance fait l’objet d’un nombre croissant d’expositions. De ces présentations d’œuvres qui semblent défier, par essence, les paramètres du contexte traditionnel de monstration, naît une riche réflexion. Au cœur de celle-ci, une attention particulière est portée sur le « document » qui accompagne inéluctablement ces pratiques. Quelles formes, quels statuts, quelles fonctions prennent les photographies, vidéos, croquis, notes diverses, accessoires ou costumes produits dans la foulée de ces créations que l’on dit vivantes, éphémères, processuelles ou furtives ?
Il est proposé dans ce court article de s’intéresser non pas à la création ou à l’exposition de la performance, mais bien à sa muséalisation, envisagée comme une action dès lors plus radicale, car devant répondre au cadre normé d’une institution qui garde des objets pour la postérité. En d’autres mots, il ne s’agit plus seulement de montrer, mais bien d’assurer, à long terme, l’intégrité d’une œuvre qui résiste aux pratiques de conservation basées sur la matérialité.
Document pluriel
Selon les théoriciens de la documentation, tout support matériel peut devenir un document, à partir du moment où un regardeur, dans un contexte donné, lui reconnaît un contenu pertinent, une signification1. Dans le champ de la performance et de sa muséalisation, cela voudra dire trois choses. En premier lieu, que le document est protéiforme. On considère, par exemple, que les photographies, les vidéos, les lames de rasoir souillées racontent quelques aspects de l’action Autoportrait(s) (1973) de Gina Pane. Puis, que c’est l’utilisateur qui « fait » le document. L’artiste le désigne comme tel, mais ce pourrait être le galeriste, l’historien, le conservateur, le chercheur, voire l’amateur en fonction des situations ou des intentions recherchées. Enfin, que les rapports qu’il entretient avec la création vivante sont multiples. Le document agit-il ici comme trace, comme substitut, comme source ou tout cela, tour à tour ?
Sur cette pluralité des statuts, la proposition d’Anne Bénichou est éclairante en cela qu’elle relève trois types d’images de performance correspondant à trois moments de l’histoire et de la théorie de la pratique2. Il y a d’abord l’image documentaire au sens fort du terme, reconnue comme enregistrement, et par conséquent dépréciée en regard de la proposition vivante qui est inscrite dans un corps en mouvement. Vient ensuite l’image qui fait œuvre, qui présente généralement des qualités esthétiques indéniables et relègue au second plan sa valeur testimoniale. Et pour finir, l’image comme partition qui permet de guider les éventuelles reprises et réinterprétations.
À cette série de statuts d’images correspond ni plus ni moins une histoire de la performance et de ses rapports au musée. En effet, au tournant des années 1970, la performance portait généralement un discours de rejet de l’institution en clamant l’obsolescence de l’objet dans l’art. Au cours des deux décennies qui ont suivi, elle est timidement entrée dans les collections. Cependant, même quand ces entrées n’étaient pas jugées paradoxales ou insatisfaisantes3, elles restaient invisibles, la dimension performative des objets acquis – généralement des photographies ou des vidéos – étant dissimulée derrière leur nature tangible. Depuis le début des années 2000, des musées, comme le MoMA et la Tate Modern, ont progressivement fait l’acquisition explicitée de performances. Exemple québécois, le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) accueillait un corpus de pièces issues de l’esthétique relationnelle et de l’action furtive, ainsi qu’un réel tableau vivant de Claudie Gagnon. Le Musée d’art contemporain de Montréal (MAC), quant à lui, ouvrait bientôt ses collections à Tino Sehgal et revoyait sa politique de gestion des collections4.
Des approches documentaires, vivantes et hybrides
Muséaliser la performance consiste à opérer son entrée dans les collections, c’est-à-dire sa transformation en un « objet de musée » qui sera numéroté, catalogué et traité dans une perspective de préservation à long terme. On l’aura compris, le processus est complexe et délicat, car il s’agit de valoriser la dimension vivante d’une proposition artistique au sein d’un système, développé pour des objets aux contours physiques perceptibles. Les recherches montrent que deux grandes approches sont envisagées5. Si l’une et l’autre se concrétisent par l’acquisition d’objets ou de documents divers, la « documentaire » débouchera sur l’exposition plus ou moins classique, alors que la « vivante » visera à en assurer la reprise.
Le cas de ramblin’ man (2001), de karen elaine spencer, nouvel objet de la collection permanente du MNBAQ, est exemplaire de la première approche. La pièce témoigne d’un projet de l’artiste qui consistait en une série de déambulations urbaines, sans spectateurs directs conscients de la dimension artistique de l’intervention. Pendant plusieurs jours à la fin de l’été 2001, l’artiste a en effet marché seule dans les rues de Montréal, en fredonnant à voix haute la chanson de Dickey Betts. Une dizaine de promeneurs (des « ramblers »), recrutés par l’intermédiaire de petites annonces, puis rémunérés, se sont aussi prêtés à l’expérience. Issu des archives personnelles de l’artiste, ramblin’ man se matérialise, au sein de la collection, dans une vingtaine de documents, essentiellement des notes personnelles, des coupures de journaux, un communiqué et un opuscule produits par articule, ainsi qu’une photographie couleur présentant l’artiste en action.
Le cas de l’acquisition par le MAC de l’œuvre intitulée The Face Stayed East The Mouth Went West (2014), de Chloë Lum et Yannick Desranleau, illustre bien, quant à lui, le caractère hybride de la muséalisation de la performance, qui combine acquisition d’objets et mise en valeur de leur possibilité performative. La pièce est essentiellement une « installation sculpturale », composée d’un ensemble d’éléments de matières variées ainsi que de trois grands boîtiers lumineux. Se suffisant à elle-même, cette installation apparaît toutefois, et tout autant, comme un réceptacle d’actions, comme en témoigne l’histoire des expositions pré- muséalisation de l’œuvre, à la Galerie Hugues Charbonneau notamment. C’est cette dimension du projet que le Musée a cherché à reconnaître l’été dernier en programmant une série de performances6 lors de la première exposition muséale de la pièce.
De ces deux cas trop rapidement esquissés7, trois observations. D’abord, la muséalisation de la performance est généralement le fruit d’un dialogue entre l’artiste et le musée, qui pensent, négocient et repensent la forme matérielle et muséale que peut prendre ces œuvres éphémères et immatérielles, non imaginées, au départ, comme objet de collection. Dans les deux cas qui nous occupent, la discussion se poursuit, les frontières des œuvres n’ayant pas été tout à fait fixées; le MNBAQ a réfléchi à une manière d’exposer les éléments de ramblin’ man, mais souhaitera ultérieurement en discuter avec l’artiste, alors que le MAC n’écarte pas l’idée de formaliser davantage la dimension performative du travail de Lum et Desranleau.
Le document agit-il ici comme trace, comme substitut, comme source ou tout cela, tour à tour ?
Par ailleurs, la muséalisation de la performance demeure un défi, car il s’agit de préserver l’intégrité matérielle et conceptuelle du travail artistique sans renier la technique et l’éthique muséales. Pour répondre aux exigences de conservation de l’installation, Lum et Desranleau ont fourni leur lot d’objets, ceux-ci formellement destinés à la manipulation pendant les performances estivales. L’exercice de catalogage est également périlleux. ramblin’ man est classé dans la catégorie « performance », mais ce sont ces quelque vingt documents associés qui sont numérotés, mesurés, décrits. À l’opposé, d’autres œuvres du MNBAQ se retrouvent plutôt dans les catégories « sculpture », « installation » ou « photographie », et c’est par une recherche dans d’autres champs que l’on arrive à les relier à la performance.
En outre, à l’instar de la création et de l’exposition, la muséalisation de la performance s’accompagne d’une série de documents qui s’ajoutent à la constellation déjà produite. Cette documentation administrative et juridique (contrats d’acquisition, cessions de droits, correspondance), historique et critique (curriculum vitæ, textes d’intention, articles et extraits de catalogues) ou technique (constats d’état, schémas, notes) confirme le statut muséal de la pièce, offre des interprétations du travail artistique et guide la présentation publique de l’œuvre. Principalement contenue dans le dossier de l’œuvre, cette masse de documents se glisse aussi dans les dossiers des expositions ou des communications et est sujette à un enrichissement constant. On le sait, le statut de ces documents n’est pas fixé, ce qui laisse imaginer que la vidéo qui a enregistré une présentation un soir d’été pourra un jour faire œuvre et certainement guider une nouvelle itération.
(1) Suzanne Briet (1951), Qu’est-ce que la documentation, Paris : Éditions documentaires, industrielles et techniques, 48 p.; Jean Meyriat (2001), Jean Meyriat, théoricien et praticien de l’information-documentation : textes réunis à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire par Viviane Couzinet, en collaboration avec Jean-Michel Rauzier, Paris : Éditions ADBS, 511 p.
(2) Anne Bénichou, « Images de performance, performance des images », Ciel variable, no 86, automne 2010.
(3) William Rubin, Lawrence Alloway et John Coplans, « Talking with William Rubin: “The museum concept is not infinitely expandable” », Artforum, vol. 13, no 2, octobre 1974, p. 51-57.
(4) Y est notamment noté vouloir reconnaître davantage « les arts vivants, les œuvres de nature immatérielle, les œuvres à composante performative ayant un potentiel de réinterprétation », Politique de gestion des collections du musée d’art contemporain de Montréal, 5e édition, décembre 2017, 32 p.
(5) Anne Bénichou (dir.) (2015), Recréer/scripter : mémoires et transmissions des œuvres performatives et chorégraphiques contemporaines, Dijon : Les Presses du réel, 525 p.
(6) An Autobiography of Air, entre juin et août 2019.
(7) Merci à Bernard Lamarche, du MNBAQ, et à Marie-Ève Beaupré, du MAC, pour nos conversations au sujet de ces acquisitions.