À l’heure de la décolonisation des savoirs1, les artistes montrent la voie, en s’engageant dans un processus de réexamen des documents d’archives avec lesquels se fabrique l’histoire. Ce court essai porte sur le travail de quatre artistes issus de la diaspora africaine, qui revisitent les histoires du continent africain, ses mémoires et ses patrimoines visuels durant la période coloniale et celle des indépendances (1950-1970). Leurs explorations documentaires, fondées sur un long travail de recherche, débouchent sur une forme de « contre-histoire » ou d’« histoires alternatives » qui vise à guérir le passé, en réactivant des mémoires enfouies, autant collectives qu’intimes, et en révélant, par des procédés de monstration, différents protocoles, ce qui a été occulté ou invisibilisé par les histoires officielles.

Réparations

L’artiste franco-algérien Kader Attia recourt aux documents d’archives dans sa quête inlassable de guérison des blessures du passé, même celles qui sont irréparables. Présentée lors de la dernière édition de la biennale Momenta, Open Your Eyes (2010) conviait, dans un espace en retrait de la Galerie de l’UQAM, à un diaporama de prime abord difficile à regarder. Nul besoin de son, puisque les images parlent d’elles-mêmes. De part et d’autre d’un angle de mur sont projetés simultanément deux corpus d’images que rien a priori ne relie entre eux, si ce n’est des liens formels établis par l’artiste et des réparations au sens littéral du terme. D’un côté sont présentés des portraits noir et blanc de « gueules cassées », issus d’archives de médecine militaire de la Première Guerre mondiale, que des chirurgiens ont tenté de réparer. On remarque également en contrepoint quelques cartes postales de la Grande Guerre véhiculant des messages mièvres qui peinent à masquer la violence et l’horreur de l’événement. De l’autre, sont présentées des photographies prises par l’artiste, d’objets usuels et cultuels africains réparés, recousus avec soin par leurs propriétaires, ainsi que quelques images anthropométriques du début du XXe siècle classifiant les personnes selon des critères racistes et sexistes. Ce faisant, Attia questionne la muséologie occidentale moderne et son désir de classification. Peu à peu, l’horreur se transforme en beauté, comme pour réparer les âmes noyées dans les non-dits.

Kader Attia
Open Your Eyes (2010)
Projection à double canaux, noir et blanc et couleur, sans son, 9 min 18 s
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Lehmann Maupin, New York,
Hong Kong, Séoul
© Kader Attia / SOCAN (2019) / Musée du Service de santé des armées,
Paris / Martin Monestier / Musée royal de l’Afrique centrale, Tervuren

Utopies

Revisiter les archives avec un nouveau regard est essentiel à la connaissance d’événements longtemps tus par l’histoire officielle. Autre artiste française issue de la diaspora algérienne, aujourd’hui basée à Londres, Zineb Sedira présente au Jeu de Paume à Paris une rétrospective intitulée L’espace d’un instant. Au cœur de l’exposition se trouve une installation réalisée spécialement pour l’occasion, qui retrace la généalogie du film du photographe américain William Klein Festival panafricain d’Alger (1969). Intitulée Standing Here Wondering Which Way to Go, d’après une chanson interprétée par l’artiste africaine-américaine Marion Williams au festival panafricain d’Alger, l’installation en quatre scènes retisse des liens et réactive des mémoires enfouies, rappelant aux visiteurs que l’Algérie fut un temps considérée comme un pays exemplaire dans son combat déterminé contre le colonialisme, gagné en 1962 au prix d’une guerre de libération. Le festival panafricain de 1969 avait d’ailleurs été financé en grande partie par le jeune État algérien qui soutenait la culture, et qui avait commandé plusieurs films, dont celui de William Klein, redécouvert en 2009 lors de sa sortie en DVD. Dans son exposition au Jeu de Paume, Zineb Sedira a voulu retrouver les images d’origine du film, faire parler les archives, là où a débuté cette aventure artistique : au Centre national de la cinématographie et de l’audiovisuel (CNCA) et à la Cinémathèque d’Alger. « Le film de Klein est la seule référence visuelle accessible sur la présence à Alger des mouvements de libération africains et africains-américains, affirme Sedira. D’une certaine façon, la ressortie de ce film a fait entrer à jamais le festival dans la mémoire collective de l’humanité ». Mais que retient-on aujourd’hui de ces utopies panafricaines des années 1960 ?


Zineb Sedira, Standing Here Wondering Which Way to Go (2019)
Installation en quatre scènes
Archives cinémathèque d’Alger. Production : Jeu de Paume, IVAM, Musée Calouste-Gulbenkian
© Zineb Sedira / SOCAN (2019)

Mémoire

Le travail de l’artiste angolais Délio Jasse, qui aborde aussi la difficile période de décolonisation, s’articule autour des questions d’identité et de mémoire. Lors d’une résidence effectuée en septembre 2019 à Lubumbashi au Katanga, en amont de la sixième Biennale de Lubumbashi2, Jasse s’est plongé dans les archives de deux grands acteurs économiques et politiques du Katanga (région sud de la République démocratique du Congo). Afin de créer un nouveau corpus d’images porteuses de récits individuels sur l’histoire régionale, l’artiste s’est intéressé au Groupe Forrest, qui regroupe des entreprises industrielles basées en Afrique centrale et en Afrique de l’Est, ainsi qu’à l’homme politique Jean-Raymond Muyumba Maila. « J’ai considéré ces images nouvellement créées comme des documents qui montrent les différentes couches présentes dans une vie ou dans un lieu, qui contribuent au processus complexe de création de notre identité et de nos souvenirs », précise l’artiste. Les œuvres de Jasse, présentées au sol, sont le résultat d’expérimentations photographiques avec des procédés anciens. Dans ce qui ressemble à un perpétuel work in progress, l’artiste ranime les archives dormantes, telles que des documents administratifs, des photographies et des coupures de presse, qui lui ont été confiées. Les aplats de couleurs jaune, orange, rouge qui rehaussent son corpus d’images ne relèvent pas seulement d’un choix esthétique, mais fonctionnent selon l’artiste comme une « sortie de secours » qui invite le spectateur à regarder plus attentivement les images recomposées.

Délio Jasse, J’ai le devoir de mémoire (2019)
Émulsion photographique, sérigraphie et collage
Photo : Biennale de Lubumbashi, République démocratique du Congo

Réactivation

L’artiste ontarienne Kapwani Kiwanga travaille quant à elle à réactiver les arrière-plans de l’histoire. En 2011, elle a entamé un projet conceptuel au long cours, Flowers for Africa, s’interrogeant sur les matériaux à partir desquels l’histoire se transmet. « La flore est en effet un acteur, un enjeu et un témoin de l’histoire, révélant des récits oubliés et éludés par les archives de l’histoire officielle3. » Chaque œuvre de cette série, constituée d’une dizaine à ce jour, existe sous la forme d’un protocole établi par l’artiste. Cet ensemble d’instructions détaillées, avec des résultats différents selon l’interprétation du fleuriste à qui le protocole est confié, permet de recréer l’œuvre pour chaque exposition. Fruits de longues recherches dans les archives visuelles des cérémonies d’indépendance des pays africains, ces bouquets, compositions végétales et florales, sont le plus souvent présentés individuellement sur des socles. D’invisibles, ils deviennent ainsi l’élément central par lequel tout le processus conduisant à l’indépendance officielle d’un pays est repensé. Réactivations du passé, ces arrangements floraux finissent par sécher lentement jusqu’à la fin de leur exposition, tout comme le temps et la mémoire. « J’essaie de voir ces fleurs comme les témoins d’une époque et d’un moment particuliers, offrant une perspective différente aux discours officiels, aux films ou aux actualités radio qui annonçaient l’indépendance de ces pays », ajoute l’artiste. Le cœur de ce projet est de faire confiance à ces sculptures florales odorantes, colorées, éphémères, devenues les seuls documents aptes à réactiver la mémoire des indépendances africaines.

Kapwani Kiwanga Flowers for Africa: Tunisia (2015) Protocole de création et de présentation à partir d’une photographie d’archive pour guider la reconstitution d’un arrangement floral composé de fleurs coupées Vue de l’exposition Flowers for Africa (2015), FIAC, Galerie Jérôme Poggi, Paris © Kapwani Kiwanga / SOCAN (2019) © Photo Aurélien Mole Collection FRAC Ile-de-France, Paris Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Jérôme Poggi, Paris

(1) Lire Seloua Luste Boulbina (2018), Les miroirs vagabonds ou La décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie), Dijon : Les presses du réel; et Françoise Vergès, Leïla Cukierman et Gerty Dambury (dir.) (2018), Décolonisons les arts !, Paris : L’Arche éditeur.

(2) Intitulée Généalogies Futures, sur une proposition de l’historienne de l’art Sandrine Colard-De Bock et organisée par le collectif Picha, cette sixième édition de la Biennale de Lubumbashi avait comme objectif de « redessiner la cartographie du monde ».

(3) Extrait d’un texte de Clelia Coussonnet, commissaire de Leave No Stone Unturned [Remuer la terre], une exposition collective du Cube – independent art room, Rabat, du 14 novembre 2019 au 31 janvier 2020, dans laquelle Kiwanga présente pour la première fois Flowers for Africa: Morocco.