Entretiens avec Marisa Portolese et François Morelli, Université Concordia

Réputé pour sa vision pluraliste et interdisciplinaire, le programme du Département d’arts plastiques (Department of Studio Arts) de l’Université Concordia suscite chaque année l’envoi de centaines de portfolios. Lorsqu’on demande à Marisa Portolese, directrice du programme au baccalauréat, professeure agrégée (Photographie) et artiste, si le grand nombre de candidatures au baccalauréat (BFA) indique que trop de gens veulent devenir artistes, elle hésite à répondre : « C’est une question difficile. Ce qui est clair, c’est que la concurrence est plus forte, plus dure qu’auparavant. Sur les centaines de dossiers envoyés, un quart seulement se soldera par une admission ».

Qu’est-ce qui caractérise le programme de l’option photographie par exemple ? « C’est différent d’une approche purement technique. La façon d’aborder la discipline replace celle-ci dans une perspective historique : nous abordons donc aussi bien la photographie argentique que les techniques actuelles ; ensuite, l’approche est nettement tournée vers l’art contemporain dont nous étudions les différents enjeux. Enfin, l’accent n’est pas du tout mis sur la production commerciale. » Interrogée sur ce qui favorise l’éveil de l’intérêt pour une discipline artistique, Marisa Portolese ne pense pas qu’un environnement favorable à l’art se trouve toujours derrière le talent et le succès d’un étudiant en art. « Les circonstances varient tellement d’un individu à l’autre. Par contre, ce qui saute aux yeux chez beaucoup d’étudiants, c’est le désir de devenir artiste, qui est plus fort que tout. »

À la question « Y a-t-il trop de gens qui veulent devenir artistes ? », la réponse de François Morelli fuse : « Jamais de la vie ! On ne peut pas imaginer de contingenter l’ouverture à l’art. » Directeur du programme Studio Arts à la maîtrise, enseignant depuis près de 35 ans et également artiste, il défend énergiquement ce que le Québec a créé pour encourager la création. Il évoque plusieurs aspects qui ont fortement évolué avec les années. « Aujourd’hui, il faut constater qu’il y a une forte érosion de la culture dans l’enseignement primaire et secondaire. Il est urgent d’y remédier. Par ailleurs, la vision courante de l’art s’est transformée : l’art n’est plus qu’expression et son nom est appliqué à n’importe quoi. Ce qui amène un grand changement aussi, c’est le fait de l’énorme quantité d’informations facilement disponibles : la question demeure de savoir comment on s’en sert. Le rapport des images avec l’histoire est occulté. » Comment travailler dans ces conditions comme enseignant ? « L’étude de l’art se déroule aujourd’hui dans un monde dystopique avec lequel on doit composer. Ce que j’espère, c’est qu’à la sortie des études, les étudiants ne soient plus les mêmes. »

Qu’est-ce qui sous-tend une conception contemporaine de l’enseignement des arts visuels ?

« Il faut partir du vécu des étudiants et leur donner des outils de réflexion et de conception. Les étudiants d’aujourd’hui ont de considérables habiletés dans leur rapport au mimétisme ; leur maîtrise du numérique leur donne toutes les facilités de reproduction et d’usage du sampling. La question fondamentale que je me pose : est-ce qu’il y a essence ? L’étude de l’art ne répond plus à une vision progressive linéaire : le grand défi est d’aller au-delà de la linéarité, de travailler une vision latérale.

Une nouvelle écologie de l’art pousse les travaux vers l’éphémère, la performance, le numérique.

L’image et ses enjeux appellent la question de la responsabilisation, qui rend les choses plus difficiles. Il y a aussi une réflexion sur la notion de pérennité du travail qui entre en jeu. On ne voit plus la façon de produire comme avant où un espace « art » infini semblait s’ouvrir devant quiconque voulait produire de l’art, quitte à être mégalomane. La question « Où cela va-t-il aller ? » n’est pas anodine. Une nouvelle écologie de l’art pousse les travaux vers l’éphémère, la performance, le numérique.

Ici, nous insistons dès le début sur l’inscription sociale de l’art : très tôt, dès la première année, l’étudiant doit être capable de parler de son travail, de se rendre vulnérable à d’autres, de faire une synthèse. Par ailleurs, le rôle de l’art comme marqueur social est un enjeu pour les étudiants conscients de la multiplicité des modèles. La vision volontiers eurocentrique de l’art rencontre constamment leurs objections : ils opposent le discours dominant aux réalités des exclusions et des minorités. Les enseignants n’ont pas le choix de s’ouvrir à ce questionnement. Ce qui s’est passé en 2012 (le Printemps érable, les grèves et les manifestations) a montré aussi la mise en cause sociale dont le monde étudiant est porteur. Ce qui me frappe aussi, c’est la précarité de nos étudiants dont l’endettement atteint des chiffres inquiétants. »

Qu’est-ce que la maîtrise apporte ?

« Il faut d’abord noter que les étudiants qui ont fait un Bac en Studio Arts à Concordia ne peuvent pas embarquer immédiatement dans la maîtrise. On leur demande d’attendre deux ans. C’est une façon de les encourager à prendre du temps, de sortir du milieu habituel pour découvrir d’autres visions, d’autres professeurs s’ils poursuivent des études. Les étudiants à la maîtrise (environ 120 pour les trois années) viennent de partout dans le monde.

La maîtrise consiste en deux années de cours théoriques suivies d’une troisième année consacrée à la préparation d’un corpus professionnel qui sera présenté avec un texte qui explique la méthodologie et le contexte du travail, le tout devant être défendu devant un jury de cinq personnes. Le but du programme reste axé sur la formation de futurs artistes, mais je note que beaucoup de nos étudiants à la maîtrise se trouvent des postes d’enseignement dans les Cégeps du Québec. Pour enseigner l’art au niveau du primaire et du secondaire, un Bac en éducation reste requis. »

Extrait d’entretiens réalisés à l’Université Concordia, le 7 octobre 2015.