La technique est minutieuse, la réalisation réfléchie et le rendu impeccable. Les œuvres d’Annie Baillargeon font montre d’une grande maîtrise du photomontage. Ce type de travail fragmentaire et morcelé réclame une minutie et une patience exemplaire ; il trouve, dans le collage version numérique, cohésion et cohérence.

Tout commence par une séance performative prise en photo. Le sujet, généralement l’artiste, évolue dans un lieu déterminé en effectuant des mouvements contrôlés ou non, lents ou rapides. Ceux-ci révèlent des chorégraphies aléatoires dans lesquelles le corps ondule, se courbe, se tord, se contorsionne. Point commun à chaque posture, une volonté d’anonymat, puisque le visage n’est jamais dévoilé. Une centaine de photographies sont prises pour réaliser chaque montage. Bien sûr, toutes ne sont pas conservées. L’artiste choisit sciemment les attitudes corporelles qui confèrent à l’œuvre un équilibre et une harmonie visuelle. Celles qui lui permettront de décliner au mieux l’idée du corps comme motif sont retenues.

Quels sont les territoires perdus d’Annie Baillargeon ? Ce sont des espaces imaginaires (ou non !) ensevelis sous une neige lourde ou obstrués par des fonds noirs, bref des espaces qui ne demandent qu’à surgir. Dans Éboulements (2012), le manteau blanc accueille les mouvements fluides et rapides d’une jeune femme qui semble se débattre, laissant sous forme d’empreintes la trace de son passage. Dans Taches (2012), les corps vêtus de noir piétinent, autant qu’ils déneigent, la nature ; ils la libèrent de son linceul. La cadence des corps n’est pas sans faire écho à une agitation que l’ambiance, proche de l’esthétique chinoise, vient apaiser. Le vide, agent dynamique selon cette forme de pensée, vient mettre de l’ordre et installer une forme de sérénité. Il s’estompe progressivement dans Naufrage (2012) pour laisser s’installer le plein. Les corps se démultiplient ; ils se lovent dans un fluide blanc, dans une mare laiteuse. La technique n’est pas sans rappeler les anthropométries d’Yves Klein, sauf qu’ici la main aussi s’imprime sur la surface noire, au même titre que la trace du mouvement des corps.

Ailleurs, le corps transperce le fond, il se révèle graduellement. Dévoilement (2012) donne à voir des fragments de corps, jambes, bras, mains, déchirant un papier noir satiné. La divulgation, bien qu’encore partielle, s’intensifie dans Éclipse (2012) pour devenir totale avec Éblouissement (2012). À partir des ouvertures se diffuse une fumée blanche et se répand une lumière presque aveuglante. Le dévoilement révèle un processus qui se rapprocherait d’une naissance, si ce n’est d’une re-naissance. Ces trois tableaux semblent davantage introspectifs, ils font pénétrer ceux qui les contemplent dans une intimité. Intimité de l’artiste, peut-être. Intimité de la perte, certainement. Car la renaissance va de pair avec la perte. La mort d’un avant est nécessaire pour faire survenir un après.

2Si la question de la construction identitaire a souvent pris la forme d’une réflexion plaçant le corps à la croisée de l’individuel et du collectif, dans son travail récent Annie Baillargeon la fait advenir dans le registre de l’intime. (Se) Construire, n’est-ce pas aussi, et surtout, pénétrer des espaces de transition et franchir le seuil de passages initiatiques ?

ANNIE BAILLARGEON TERRITOIRES PERDUS/LOST LANDS
Galerie D’Este, Montréal
Du 4 au 21 octobre 2012