Justin Lalancette. Pour une poétique de l’intimité
Chez Justin Lalancette, la juxtaposition de médiums variés, comme la peinture en aérosol sur la toile ou le trait de crayon à mine sur du papier calque, et de diverses techniques, dont le marouflage par strates successives des personnages mis en scène et le « couciu » 1, créent un effet de profondeur et de texture renversant.
Ancien peintre en direct au sein du collectif Lattakeuse D’image, le collagiste-peintre Justin Lalancette constate, en comparant la spontanéité du collagiste et celle de l’enfant : « Il n’y a pas plus difficile que tenter de reproduire le geste impulsif de l’enfant qui ne contrôle pas sa motricité, cette raideur, cette naïveté, que nous avons perdue [nous, adultes]. » Pour ce collagiste pour qui le langage des murs dans la ville n’a plus de secrets, les « croûtes » d’affiches – pour reprendre les termes de l’artiste (c’est-à-dire, les strates d’affiches lacérées) – constituent de la matière vivante. L’impatience couve derrière le premier geste du créateur…
Portée par la joie sauvage d’exprimer ces riches traces mémorielles, l’œuvre de Justin Lalancette est élaborée cependant méticuleusement. Chaque intervention est d’abord consignée par écrit, sorte de directive formelle et esthétique que l’artiste reporte avec soin sur du papier Arches. L’étude qui en découle, premier jet, est néanmoins une pièce unique car, une fois transposée sur une toile de grand format (119,4 x 119,4 ou 119,4 x 175,26 cm), elle formera un tout autre tableau.
L’artiste travaille à partir de photos de proches, d’amis, d’objets. Reproduit jusqu’à atteindre parfois la plus extrême surexposition (Le rêve américain), tantôt sans tête (Où sont les batteries ?), tantôt les yeux noircis au fusain, le corps figé des personnages soumis à notre regard est rendu méconnaissable. Rares aussi sont les mots compréhensibles dans les collages de Justin Lalancette : l’artiste tient à évacuer leur sens premier pour que de la fracture du réel naisse une lecture nouvelle.
Depuis peu, l’artiste agit différemment. « Je n’utilise plus les croûtes des autres, je fabrique les miennes », lance-t-il au sujet de ses nouvelles œuvres qui comportent toutes près de 15 interventions, comme Mauvaise fille de bouffe. Afin de conférer un caractère d’exécution dans l’urgence sous-jacente à l’activité illégale du graffiteur, l’artiste truffe sa toile de fausses imperfections : traits barrant sa composition ou traces de papier volontairement boursouflé. Il entame aussi une nouvelle série de tableaux sur le thème de l’intimité pour clore son observation des composantes du portrait classique. « Chaque tableau est un arrêt sur image, sans mise en scène cette fois. La surface est épurée, intemporelle, pour ne pas nuire à l’essence du portrait », ajoute-t-il. Avec Le visage d’Hélène, étude la plus récente, le collagiste signale son approfondissement de l’intimité assujettie aux médias sociaux et à la téléréalité. Une intimité qui, mise en abyme, est perpétuellement confrontée à deux états diamétralement opposés, comme la liberté et la contrainte.
Formés de strates fragiles, les collages de Justin Lalancette attestent, souvent avec tendresse, du caractère éphémère des êtres et des choses. Des moments précieux qu’il faudrait vite fixer, comme le fait si bien cet artiste qui achève toujours son œuvre par des assauts ultimes du ruban masque.
(1) Mot inventé par le collagiste poète tchèque Jirí Kolárř qui définit la technique qui consiste à arracher de nombreuses couches de papier ou à en poncer certaines directement sur le support, une technique développée du reste par l’artiste Jacques Villeglé.