Profitant de l’inauguration du nouveau pavillon d’art canadien et de l’espace ainsi retrouvé dans le pavillon Liliane et David M. Stewart pour redéployer leur collection, les conservatrices des Arts décoratifs du Musée des beaux-arts de Montréal proposent un jeu de juxtapositions étudiées et mettent ainsi en perspective la valeur historique et culturelle de chaque objet.

À travers la vaste salle bétonnée, au centre de laquelle domine un large escalier, un immense ruban rouge serpente jusqu’au plafond, plonge vers le sol, remonte, dynamise l’espace, guidant les pas des visiteurs tout au long d’un itinéraire riche en découvertes. Mme Diane Charbonneau, conservatrice de la période allant de 1960 à aujourd’hui, s’est chargée d’intégrer et d’harmoniser la collection léguée au Musée par Mme Stewart en 2000 à l’ensemble de la collection encyclopédique consacrée au design. Elle répond aux questions de Vie des Arts au sujet des réaménagements actuels des collections d’arts décoratifs et de design.

Vie des Arts : Sous quel angle avez-vous travaillé la scénographie de ce nouvel accrochage ?

Diane Charbonneau : On a travaillé avec Nathalie Crinière, de Paris, qui avait déjà collaboré avec le Musée pour différentes expositions (Yves St-Laurent, Il modo italiano, Big Bang…). C’est elle qui avait gagné le concours pour le Louvre à Dubaï. Elle a vraiment le sens du regroupement ; elle sent bien ce qu’est une entité, ce qui mérite d’être seul… Elle met une logique dans tout ça.

On est habitué à voir l’histoire de façon très linéaire, chronologique. Ici, il y a aussi une certaine chronologie, mais on va plutôt à reculons. Il y a surtout des thématiques comme le corps ; la géométrie ; les matériaux ; le design italien, américain, scandinave ; la Nouvelle-France ; le design industriel… Pour nous, c’est devenu l’occasion de réintroduire différents objets de différentes façons pour en permettre une autre lecture.

Ce qui nous permet d’arriver à faire ce genre de choix, c’est l’ampleur de la collection qui compte de 12 000 à 15 000 objets, de la Renaissance à nos jours. On en présente environ 900, donc beaucoup plus qu’avec le premier accrochage, lorsque le pavillon avait été consacré aux Arts décoratifs à la suite de la donation de Mme Liliane Stewart en 2000. Il y avait alors près de 600 objets exposés, et ce nombre avait été réduit parce que nous avions consacré deux salles à l’art précolombien et à l’art africain. Maintenant, nous avons à notre disposition deux étages et nous avons rouvert certains espaces qui avaient été oubliés.

VDA : Quel changement avez-vous apporté à l’organisation de l’exposition ?

Diane Charbonneau : Dans l’esprit du design industriel, ma collègue Rosalind Pepall a érigé un mur de juxtapositions où on retrouve, par exemple, le traîneau avec la motoneige, le véloski à côté du BIXI, la théière de Dresser de la fin du XIXe siècle à côté d’une pièce des années 1980… On voit donc qu’il y a des rappels ! Et ça nous parle : la forme ronde des années 1960, c’est toute la conquête de l’espace !

Quand on arrive aux années 1980-1990, il y a une telle pluralité de styles et de types d’objets qu’il devient difficile d’y introduire une logique. Nous avons donc décidé de procéder très intuitivement. Par exemple, tout un pan de la collection de cette époque a été agencé par type de matériaux : céramique, métal, verre, plastique… Ce qu’il y a d’intéressant, c’est d’opposer des objets issus du design industriel à grande production à une pièce qui serait unique.

Dans le cas de l’espace consacré aux pièces de verre, la commande de notre directrice Nathalie Bondil était d’aller de l’Antiquité à nos jours, toute créativité confondue. C’était un peu complexe : comment intégrer les objets qui sont fonctionnels à ceux qui sont sculpturaux et couvrir une si longue période ? Cette fois encore, nous avons misé sur les juxtapositions : les choix ont été faits parfois par stylistique (deux vases représentant chacun un visage), par technique (gravé, pressé, etc.) ou encore en considérant le décor (l’émail, la couleur, etc.). Comme les murs de la salle sont vitrés, les pièces se révèlent au fil de la journée grâce à la lumière qui les traverse.

Rosalinde Pepall a aussi organisé un genre d’arbre généalogique de la céramique à partir de la faïence jusqu’à la porcelaine, ainsi qu’un cabinet de curiosités avec toutes sortes d’objets particuliers. Au fond de la salle, au premier étage, il y a un mur de bijoux : rien de tel pour attirer les visiteurs vers le fond. Dans les salles adjacentes, au troisième étage, on retrouvera bientôt l’art asiatique et l’art islamique…

C’est vraiment l’idée de trouver différentes façons d’attirer le regard qui a guidé nos décisions…

VDA : Y a-t-il une pièce de la collection qui incarne particulièrement votre vision de l’art décoratif ?

Diane Charbonneau : Moi, je suis intéressée par le processus… Je pourrais vous parler de cette pièce de Michael Eden, A Tall Yellow Oval Wedgwoodn’t Tureen, que je trouve fascinante.

Eden est un céramiste qui s’est recyclé. Alors qu’il faisait sa maîtrise au Royal College of Art à Londres, il s’est aperçu de l’importance de l’ordinateur et de quelle façon celui-ci pourrait l’aider à créer. Il est donc parti d’une soupière de Wedgwood (XVIIIe siècle) et il l’a redessinée, repensée, mais avec des outils du XXIe siècle. Sa technique de prototypage rapide permet de créer des formes en plastique qui ne sont pas moulées et qui sont ajourées. Il utilise de la poudre qui se solidifie par couche, comme pour l’encre d’une imprimante, et ça monte. Le produit qui en résulte est tout à fait synthétique et non pas céramique ; dans ce cas-ci, il est recouvert d’une céramique qui n’est pas cuite.

Cet artiste fait actuellement de la recherche pour voir s’il ne pourrait pas adapter le même processus à la céramique en poudre… C’est fascinant !

Souvent, nos pièces sont issues de travaux de recherche, de caractère technique ou esthétique. Il faut dire que les distinctions entre artiste, artisan, designer sont très fluides, les champs d’activité se confondent. Par exemple, les designers empruntent beaucoup leur savoir-faire aux artisans.

VDA : D’après vous, quel type de rapport les Québécois entretiennent-ils avec le design et l’art décoratif ?

Diane Charbonneau : Je crois que beaucoup de gens ont l’impression d’être familiers avec les arts décoratifs parce qu’ils reconnaissent des objets anciens ; ils se disent : « ce sont des choses que ma mère ou mes grands-parents possédaient ! » Ils ne se rendent pas toujours compte que des objets de ce type font partie de notre culture, de notre patrimoine, qu’ils ont une histoire !

Plus près de notre époque, différents types d’objets accrochent le public : le BIXI, les prototypes industriels comme l’aspirateur Dyson, l’ordinateur Apple et ses couleurs… Le bon design caractérise ces objets, crée un sentiment d’attachement. Il s’agit d’objets qui ont marqué notre époque, qui sont porteurs de sens.

Il faut dire que le consommateur québécois n’est pas vraiment interpelé par le côté design des objets. On a pourtant notre histoire ! Que l’on pense au métro, au design urbain, au BIXI… Parce que ce sont des choses que l’on utilise tous les jours, on ne réalise pas tout ce que ça sous-entend comme travail et comme possibilités. Mais en ce moment, au Québec, il y a une volonté de faire reconnaître le design comme étant une de nos forces. Après tout, Montréal est reconnue par l’UNESCO comme ville du design depuis cinq ans !

L’inauguration officielle de la nouvelle exposition d’Arts décoratifs du Musée des beaux arts de Montréal aura lieu le 22 mai 2012, en présence d’une trentaine de délégués de l’UNESCO, dans la foulée des journées portes ouvertes Design Montréal, qui se tiendront les 4 et 5 juin prochain. Le public peut cependant profiter dès maintenant de ces installations, puisque l’exposition est déjà ouverte à tous.