Si un artiste sollicite l’imaginaire du confinement, c’est Edward Hopper. Et s’il y a un établissement culturel qui, quoique frappé de l’interdiction d’ouvrir au public, reste attaché à ce moment inédit, c’est la Fondation Beyeler en Suisse. Parce qu’elle inaugura son exposition Edward Hopper quelques semaines avant la pandémie et qu’une foule immense s’y pressa pour y voir les toiles du maître et le court-métrage de Wim Wenders. Parce que, durant deux mois, les visiteurs furent remplacés par des millions d’internautes happés par les toiles de Hopper. La Fondation Beyeler a ainsi connu un « kairos », cet instant où, délaissant la linéarité des choses et le fil chronologique, on plonge dans l’épaisseur du temps. Dans la Grèce antique, le kairos est le moment opportun, et c’est cela que la fondation nous a fait vivre au printemps 2020… « L’effet Hopper », à la fois fulgurant et libérateur, s’est transformé en l’inouï du kairos.

Du saisissement à la prophétie

En tant qu’occasion favorable, le kairos n’arrive ni trop tôt, ni trop tard : ouvrir les portes de l’exposition Hopper fin janvier a permis à la Fondation Beyeler de dévoiler 69 œuvres1 réalisées en atelier ou en voyage, mêlant aux toiles iconiques – Gas (1940), Lighthouse Hill (1927) ou Summer Evening (1947) – quelques inédits. Tous sont des paysages naturels ou urbains, dont on perçoit l’anthropomorphisme latent dès lors que les personnages sont absents. Ainsi, deux maisons distantes (Cobb’s Barns and Distant Houses, 1930-1933) signalent l’incommunicabilité entre les êtres.

Cobb’s Barns and Distant Houses (1930-1933). Huile sur toile, 74 x 109,5 cm. Whitney Museum of American Art, New York, legs de Josephine N. Hopper © 2020 Succession de Josephine N. Hopper / Autorisé par Artists Rights Society (ARS), NY / SOCAN. Photo : © 2019. Image digitale du Whitney Museum of American Art / Autorisée par Scala

Quand le corps humain est représenté, soit en détail de paysage (Lee Shore, 1941), soit au premier plan (Cape Cod Morning, 1950), il est sous l’influence des éléments. Une menace pèse. Dieu, monstre ou tempête ? Dans Cape Cod Morning2, le personnage féminin, c’est un peu nous : en alerte, corps tendu, mains crispées sur la table. Mais elle, que voit-elle par la fenêtre ? Comme souvent chez Hopper, le danger est hors-champ. Or, le kairos a mis un nom sur cette menace : la COVID-19. De fait, il aura donné un sens à une œuvre devenue emblématique de la pandémie alors qu’elle n’était accessible qu’à distance.

Voilà que le temps de l’épidémie réintroduisait la notion de flânerie pour un public souvent trop pressé ! De cette flânerie numérique résulte un nouveau voir Hopper – pour parler comme Daniel Arasse – et une attention accrue devant certains tableaux. Si j’avais pu visiter l’exposition cet hiver, parmi la foule, je ne me serais guère attardée devant une petite scène parisienne intitulée Le Bistro or the Wine Shop (1909) : un pont, quatre arbres bercés par le vent, une berge, deux personnes attablées qui, comme toujours chez Hopper, ne communiquent ni par le corps ni par le regard. Je l’ai vue en avril, dans la capsule vidéo que Katharina Rüppell, la commissaire adjointe, a réalisée sur ce tableau. Un pressentiment se fait jour : Le Bistro or the Wine Shop ne raconte pas le fantasme des rues désertes des grandes villes, mais anticipe, avec cent ans d’avance, quelque chose de la solitude et de l’isolement qui caractérisent la réalité du printemps 2020.

Tous sont des paysages naturels ou urbains, dont on perçoit l’anthropomorphisme latent dès lors que les personnages sont absents.

Ce qui change, ce qui demeure

Il aura suffi d’une épidémie pour que l’humain, rendu captif, accorde à certaines toiles de Hopper un ton prophétique. Elles deviennent nos contemporaines. L’insaisissable se niche soudain dans des détails qui, grâce à Internet, à cette parenthèse de flânerie accordée, se révèlent. Dans Cape Cod Morning, la fenêtre n’a pas de vitre. C’est juste un trou, sans reflet. Dans Bistro, on devine des personnages plaqués contre le mur, derrière la femme attablée. Trois ? Quatre personnes ? Juste des silhouettes sombres, semble-t-il. Des fantômes. Des ombres qui nous rappellent un élément fondamental dans l’œuvre de Hopper : la lumière. Celle-là donne l’illusion du réel, tout en affirmant son artificialité. Or, pendant le confinement, la fiction hoppérienne quitta ses accents surréalistes pour se muer en documentaire de notre quotidien. Un documentaire singulier, créant un effet de sidération. Qui n’a pas eu l’impression, lors du confinement, d’être projeté dans des décors de cinéma – rues vides, avec quelques éclairages, quelques accessoires, et si peu d’humains ? La fenêtre sans vitre de Cape Cod Morning est dorénavant là pour nous le rappeler.

Face à d’autres œuvres, l’émotion naît du destin singulier qu’elles ont connu à un moment donné. C’est le cas de House by the Railroad (1925), qui s’inscrit dans un ensemble de représentations de maisons néo-victoriennes. Coupée par une voie ferrée rouge sombre, symbole de modernité, la maison a tout d’une dame âgée, surannée. Ses atours hérités du classicisme à la française n’appartiennent plus au goût ni aux valeurs de l’époque. En 1960, Alfred Hitchcock en fait la demeure de Norman Bates pour Psycho. Son destin symbolique est scellé, et notre émotion face à ce tableau perdure avec la COVID-19. Elle est liée à un surcroît d’inquiétante étrangeté que ces paysages diffusent de manière subtile. C’est pourquoi ils sont une source d’inspiration jamais tarie pour les réalisateurs : Hitchcock, David Lynch, Michelangelo Antonioni, Terence Malick, Jim Jarmusch… la liste est longue. Parmi eux, Wim Wenders est un cas à part.

Cape Cod Morning (1950). Huile sur toile, 86,7 x 102,3 cm. Smithsonian American Art Museum, Don de la Fondation Sara Roby © 2020 Succession de Josephine N. Hopper / Autorisé par Artists Rights Society (ARS), NY / SOCAN. Photo : Smithsonian American Art Museum, Gene Young

Le rôle de Wim Wenders

Invité par la Fondation Beyeler, Wim Wenders a participé activement au kairos, et en a augmenté la vertu cathartique grâce à un court-métrage de quatorze minutes, Two or Three Things I Know about Edward Hopper (2020). Au printemps, la bande-annonce passait en boucle sur les réseaux sociaux. La magie opérait devant ces tableaux vivants3 qui reproduisent et animent les œuvres de Hopper : la lumière si précieuse est recréée par Wenders, et intégrée à un supra-récit axé sur l’errance. Différentes scènes sont interprétées par des acteurs; Wenders lui-même apparaît sur les lieux hoppériens qu’il hante tel un fantôme. Circulèrent d’abord sur la toile ces tableaux vivants, puis des anonymes s’en inspirèrent. Ce fut un « jeu-thérapie » pour beaucoup, moi y compris : qui dans son jardin, qui à la fenêtre, qui en parcourant les rues désertes prenait des photos pour exorciser l’angoisse du vide, de la solitude, du désert social. L’art se réinventa à l’ère du confinement, déclinant la proposition de Wenders, dont le nom fut de moins en moins cité – preuve de ce phénomène d’appropriation généralisée. Ce jeu cathartique s’est élargi aux réseaux sociaux, aux bibliothèques, à divers groupes privés… bref, nous fûmes nombreux à regarder inlassablement la Dame à la licorne dans le salon et les pommes de Magritte dans la cuisine. Ayant rempli leur rôle cathartique, les tableaux de Hopper passaient alors au second plan.

Deux ou trois choses

La Fondation Beyeler a rouvert ses portes en mai. Les visiteurs ont répondu présent. Beaucoup veulent vivre l’expérience du court-métrage de Wenders seulement visible sur place. On peut s’interroger sur le choix de la 3D – est-ce par effet de mode ? Non. Lors d’une entrevue de 2012, Wenders affirmait que le cinéma n’a pas besoin de 3D. Celle-ci ne se prête pas au récit. Le documentaire, oui, car la lumière y est existentielle4. Or, jusqu’en mars 2020, Hopper était un peintre metteur en scène, le roi du décor de cinéma. Puis cette œuvre fictive se mua étrangement en documentaire de notre quotidien. Plus personne dans les rues, et en nous un manque cruel de socialisation. Plus tard, devant ses toiles, nous nous dirons : « Nous y étions ». Celles et ceux qui iront en Suisse avant le 26 juillet regarderont le court-métrage de Wenders non comme un simple hommage à « l’effet Hopper », mais comme un documentaire qui explique deux ou trois choses essentielles sur le printemps 2020, dont une en particulier : en période de crise, l’art est essentiel à notre survie. 

(1) Il s’agit d’huiles, d’aquarelles, de dessins et d’une gravure (American Landscape, 1920) réalisés entre 1909 et 1965. C’est à partir de l’achat de Cape Ann Granite (1928) par la Fondation Beyeler que l’idée de l’exposition est née.

(2) Cape Cod Morning fut un des tableaux les plus diffusés sur les réseaux lors du confinement, avec Morning Sun (1952) et Nighthawks (1942).

(3) Par mesure de précaution et pour satisfaire aux mesures de sécurité, la salle de projection du court-métrage 3D de Wim Wenders, Two or Three Things I Know about Edward Hopper, a été fermée jusqu’à la fin mai.

(4) Extrait de « La toile blanche d’Edward Hopper » de Jean-Pierre Devillers, lors de la rétrospective sur Edward Hopper au Grand Palais en 2012. Wenders, grand admirateur de Hopper, explique en quoi la lumière de Hopper matérialise « la condition existentielle de l’homme ».