Sur les traces du « Projet Stanstead ou comment traverser la frontière » en temps de pandémie
Il y a près de dix ans, Geneviève Chevalier organisait le Projet Stanstead dans le cadre de ses recherches doctorales sur les approches artistiques et commissariales situées. Reposant sur la thématique de la frontière, celui-ci répondait au contexte local où la controverse entourant l’installation de barrières dans les rues de Stanstead et de Derby Line – placées pour renforcer la sécurité frontalière entre l’Estrie et le Vermont – suscitait l’attention médiatique. Dans les deux villages, les mesures de surveillance avaient augmenté drastiquement, et la hausse subséquente du nombre d’arrestations suivait le resserrement graduel des politiques frontalières en réaction aux événements du 11 septembre 2001. Le nouveau changement de paradigme à la frontière que l’on vit actuellement n’est pas sans rappeler ces bouleversements, alors que la frontière canado-américaine est fermée depuis le début de la pandémie de COVID-19 pour une durée indéterminée. Les enjeux géopolitiques de la mobilité, soulevés par le Projet Stanstead, semblent ainsi toujours être d’actualité.
Volet I : Documenter la frontière
Dans le premier volet du Projet Stanstead, présenté en 2011 à la Galerie d’art Foreman de l’Université Bishop’s, Andreas Rutkauskas présentait une série tirée de son exploration directe de la zone frontalière entre les deux villages, aux côtés des œuvres de Christian Philipp Müller et d’Ursula Biemann. L’artiste a arpenté les lieux avec son appareil photo afin d’en documenter la délimitation visible dans le paysage. De cette bande défrichée sur une largeur de six mètres, considérée par Rutkauskas comme une manifestation de l’épaisseur des frontières, résulte un corpus d’œuvres photographiques et vidéographiques, qui s’ajoute à un carnet de bord et à une carte topographique retraçant le parcours de ses expéditions.
Ce travail s’est poursuivi jusqu’en 2015 avec sa série photographique Borderline. Pour celle-ci, l’artiste s’est plutôt intéressé à l’architecture et aux infrastructures en tournant son objectif vers des routes sans issue, ainsi que vers divers bâtiments, monuments et autres sites idiosyncrasiques. La série se décline en une cinquantaine de clichés, incluant notamment l’iconique pont ferroviaire qui traverse la rivière Garden en Ontario et qui arbore l’inscription « This is Indian Land » – rappelant qu’au-delà des débats autour de la frontière entre les deux pays, celle-ci se heurte à un certain nombre de territoires autochtones non cédés. Lorsqu’il est interrogé sur les possibles répercussions des restrictions actuellement imposées à la frontière, Rutkauskas estime qu’il y a un risque accru de renforcement du contrôle et du profilage racial. En tant qu’artiste-universitaire caucasien bénéficiant d’un statut privilégié, son expérience est radicalement différente de celle des communautés autochtones, dont les territoires traditionnels restent divisés par des délimitations coloniales arbitraires.
Andreas Rutkauskas développe présentement une série de photographies documentaires intitulée After the Fire, dans laquelle il étudie les marques indélébiles laissées dans le sillage des feux de forêt dans l’ouest du pays, en proposant une vision écologique de la force régénératrice du feu. Celui-ci a néanmoins dû être mis sur pause depuis que les autorités ont recommandé d’éviter tout voyage non essentiel.
Les enjeux géopolitiques de la mobilité,
soulevés par le « Projet Stanstead », semblent
toujours être d’actualité.
Volet II : Tisser des liens autour de la frontière
Dans la zone transfrontalière formée par Derby Line et Stanstead, Raphaëlle de Groot a poursuivi son cycle de création Le poids des objets (2009-2016) – fondé sur une exploration performative de la valeur intrinsèque des objets ordinaires et des pratiques de collectionnement. Elle a profité d’une résidence artistique en amont du second volet du Projet Stanstead (2012) pour mettre à contribution les habitants de la région. À la base de ses recherches reposait le désir de connaître les gens qui ont autrefois sillonné ce territoire, et ceux qui continuent de l’habiter. L’artiste a ainsi récolté une dizaine d’objets dont les propriétaires souhaitaient se départir, accompagnés des histoires qui leur sont rattachées : une botte solitaire voulant ouvrir des portes aux femmes, un téléphone délivreur de mauvaises nouvelles, un emballage de beurre biologique ramené illégalement au Canada, etc. La collecte s’est effectuée par l’entremise des relations entre les participants, chacun référant l’artiste à une autre personne de l’autre côté de la frontière. Au terme du processus, elle a partagé la documentation des voyages et rencontres effectués par les objets de sa collection lors une lecture publique à la bibliothèque Haskell de Stanstead. Étant lui-même séparé en son centre par la frontière, le lieu choisi pour cette performance faisait écho au caractère double de la communauté et aux relations d’échange qui les relient.
En portant un regard rétrospectif sur Le poids des objets, de Groot y expose un réseau de liens formés entre les objets amassés. Elle explique que ceux-ci « portent en eux la charge du récit de donation, et forment de nouveaux micro-récits dans leur deuxième vie au sein de [sa] collection. » En ressort également la nature abstraite des frontières par rapport à la réalité concrète du territoire et des communautés humaines qui l’habitent. Réagissant aux actuelles directives de distanciation sociale, l’artiste s’interroge sur le caractère essentiel des liens qui nous unissent les uns aux autres.
Alors que Raphaëlle de Groot a dû annuler son retour au Québec prévu au printemps, son projet Prépare ton sac – Lab – observatoire de la mobilité qui devait être présenté au Musée d’art contemporain des Laurentides a été reporté. L’artiste y aborde des questions de déplacements et de transformation en interrogeant les participants sur ce qu’ils emmèneraient avec eux à l’occasion d’un voyage vers l’inconnu.
Penser le territoire et l’environnement
La pratique de l’artiste et commissaire Geneviève Chevalier s’est développée avec des questions de nature territoriale telles que celles abordées lors du Projet Stanstead, et s’articule aujourd’hui autour d’enjeux environnementaux en lien avec la perte de biodiversité des espèces végétales et animales. Pour son œuvre L’Herbier et son Double (2018), elle s’intéresse aux collections de l’Herbier Marie-Victorin de l’Université de Montréal et de ceux de l’Université Harvard, qu’elle transporte dans une œuvre de réalité virtuelle. Elle propose une expérience immersive qui se déroule sur le terrain et dans le laboratoire, ponctuée des questions qui animent la recherche en botanique, dont celles qui concernent la crise climatique.
Chevalier se trouvait en Angleterre depuis le début de l’hiver – dans le cadre d’une résidence au studio du Québec à Londres géré par le CALQ –, où elle développait un projet qui aborde des problématiques liées à une vision colonialiste de la nature en s’intéressant aux ménageries de l’Empire anglais. Avant d’être rapatriée au Canada, elle documentait les vestiges de ces installations en se tournant vers l’architecture et les spécimens de collections muséales londoniennes. Depuis son retour précipité, elle profite du confinement pour explorer sa cour arrière – l’artiste qui demeure sur une terre boisée a entrepris de réaliser des images photographiques qui évoquent le regard porté par les animaux sur les structures que constituent les végétaux de la forêt.
Aujourd’hui, Geneviève Chevalier remet en question l’industrie du tourisme : « La pandémie me fait réfléchir aux impacts environnementaux de la mobilité, notamment en ce qui a trait à l’hypertrophie du tourisme et aux déplacements de marchandises qui emmènent plusieurs espèces envahissantes et des maladies. C’est peut-être le moment idéal pour réévaluer nos façons de faire dans ce domaine, alors qu’il est impossible de voyager à l’étranger pour des projets d’exposition ou de résidence. »
De l’espace physique au monde virtuel
Lors du Projet Stanstead ou comment traverser la frontière, les politiques frontalières sont momentanément devenues un véritable objet de débat – d’abord dans la Galerie d’art Foreman, puis sur le terrain à Stanstead. Mais qu’en est-il des traces de l’exposition et de l’événement qui perdurent et qui transcendent les notions de territoire et de géographie ? La reconsidération du Projet Stanstead en temps de pandémie soulève plusieurs questions, notamment en ce qui a trait à la faisabilité de ce type de démarches situées qui reposent sur la mobilité des artistes et la participation des membres d’une communauté. Alors que les initiatives numériques foisonnent pour pallier l’impossibilité d’établir des connexions en personne, les solutions immédiates semblent passer par un déplacement du travail artistique vers l’espace virtuel. Les musées et galeries qui ont dû fermer leurs portes se tournent également vers le numérique pour poursuivre leurs activités. Il convient donc de s’interroger dans quelle mesure le monde de l’art conservera l’empreinte de cette mutation.
Selon Geneviève Chevalier, la numérisation des collections muséales semble être la clé pour en améliorer l’accès – un aspect crucial pour la recherche scientifique et artistique –, même si elle ne remplace pas le contact direct avec les œuvres et artefacts. Au-delà des problèmes logistiques posés par la réalisation de nouveaux clichés sans avoir accès au terrain de ses recherches, Andreas Rutkauskas estime que la diffusion en ligne n’est pas adaptée à la présentation de ses photographies grands formats. Raphaëlle de Groot considère quant à elle que l’expérience d’une exposition est difficilement transposable dans l’espace numérique : « Le virtuel ne remplace pas le réel. La solution se trouve plutôt dans une réorganisation de nos modes de fonctionnement. Pour moi, ça passe par un réinvestissement de la notion de communauté, de proximité, d’hyperlocalité, etc. Peut-être que ça peut être marié à l’inévitable technologie et aux réseaux sociaux pour maintenir des liens de façon plus globale. »
Chose certaine, les trois artistes s’entendent pour dire que les conséquences des mesures de confinement et de restrictions de déplacement auront inévitablement un impact sur leur pratique, que ce soit en lien avec les modes de création ou de diffusion de leur travail.