De la collaboration contrainte vers les cercles d’amitiés dans les centres d’artistes autogérés
Qu’entend-on par « généalogies collaboratives » ? En quoi ce concept est-il utile (ou non) pour réfléchir à l’histoire des centres d’artistes autogérés (CAA) au Canada ? Finalement, en quoi la mobilisation de ces apprentissages nous permet-elle de repenser le futur des pratiques de collaboration ? Rencontre entre deux chercheuses qui ont produit parmi les plus récentes études empiriques sur le réseau canadien des centres d’artistes autogérés.
Laurence D. Dubuc – Quand j’ai pris connaissance de la thématique du numéro spécial de Vie des arts sur les généalogies collaboratives, j’ai immédiatement eu envie de coécrire un article sur les centres d’artistes autogérés avec toi. En guise de point de départ, je suis retournée à l’étymologie, ainsi qu’à la définition du terme « généalogie ». Selon le Dictionnaire Larousse, le terme serait emprunté au grec geneaologia et signifierait « de même sens ». Je retiens qu’il s’agit d’une « science qui a pour objets la recherche de l’origine et l’étude de la composition des familles ». Trouves-tu qu’il s’agit d’un concept utile pour réfléchir à l’histoire des centres d’artistes autogérés (CAA) ?
Amber Berson – Oui et non. Il me semble qu’une part importante des écrits sur les CAA porte justement sur la filiation des centres. Ces textes cherchent par exemple à remonter aux origines de la création de tel ou tel CAA, ou encore à identifier la ou les personnes qui menaient ce projet – on cherche toujours à définir l’origine, la lignée patriarcale ou matriarcale des CAA1. Pour ma part, j’ai plutôt travaillé au sein de centres qui se situaient en quelque sorte dans les marges du monde de l’art (articule, Eastern Bloc), et j’ai écrit une thèse de doctorat sur les amitiés comme outils d’administration dans les CAA féministes. J’y retrouvais plutôt un modèle communautaire fondé sur l’amitié plus que sur la notion classique de famille. Pour moi, c’est un modèle qui fait référence à la famille que l’on désire.
LDD – Oui, dans le sens de la famille choisie, de l’appréhension du concept de kinship au prisme de pratiques fondées sur l’amour et le soin, à la manière des féministes comme Adele Clark et Donna J. Haraway.
AB – Voilà, et on ne retrouve pas ce type de famille lorsqu’on étudie la filiation ou la généalogie d’une institution, du moins pas si on interprète ce terme de manière littérale. Dans un modèle fondé sur l’amitié, on partage avec les personnes qui en ont besoin, avec celles qui sont présentes et qui partagent un amour pour des projets communs. Bref, des individus qui care. Je chéris davantage cette interprétation de la généalogie.
LDD – C’est une perspective qui nous permet d’aborder l’historique des CAA différemment, qui met en relief des formes de collaboration désirées et non imposées. Dans mes travaux de recherche sur les mondes artistiques, je me suis à l’origine intéressée à la collaboration sous le mode de la contrainte. Je dis « à l’origine », car si je continue à voir dans la collaboration une certaine forme d’obligation, particulièrement au regard de la complexité des systèmes et des problèmes que nous contribuons d’ailleurs à façonner, le cadre conceptuel que je mobilise pour étudier la collaboration a changé dans la dernière année. Dans le passé, je me suis attelée à étudier comment les niveaux de précarité qui caractérisent l’activité artistique contraignent les artistes à collaborer pour persévérer dans leur existence. Même s’il existe toujours des préférences individuelles et des dynamiques affinitaires, d’un point de vue matérialiste, il me semblait nécessaire de reconnaître cet aspect constitutif de la collaboration. Or, j’observais une tendance croissante à analyser le monde de l’art sous le prisme de ses économies communautaires sous-jacentes, qui sont indéniablement marquées par des pratiques telles que l’entraide, l’aide mutuelle, etc. Si ces dynamiques sont essentielles à la compréhension des motivations artistiques et de l’engagement au travail, je craignais cependant qu’elles en arrivent à revêtir une fonction de camouflage des vecteurs de précarité et des rapports de pouvoir dans le monde de l’art.
AB – L’entraide et l’aide mutuelle sont à mes yeux antinomiques à l’obligation. Ce sont des dynamiques qui émergent d’un souci de l’autre, d’un désir de prendre soin de la communauté et de partager. Les voies de sortie de la précarité et de la pauvreté ne devraient effectivement pas être confondues avec des pratiques de soin développées avec et pour la communauté. Celles-ci peuvent parfois paraître similaires de l’extérieur, mais leurs sens diffèrent fondamentalement. Quand tu parles de précarité, je me dis que, même si nous sommes encore dans un régime de précarité, aujourd’hui nous avons accès – plutôt paradoxalement d’ailleurs – à des ressources économiques importantes notamment en raison de la pandémie de COVID-19. Les CAA et les institutions du monde de l’art ont bénéficié d’aides financières et les budgets sont là. L’enjeu, c’est plutôt que nous avons internalisé le régime de précarité typique des années Harper (2006-2015) et les traumas qui accompagnent celui-ci. Dans le réseau des CAA, ce trauma est pour ainsi dire intergénérationnel. Sous le régime Harper, nous étions dans l’obligation de collaborer, tous les projets étaient articulés autour du fait de mettre nos ressources en commun, de mutualiser nos ressources. Et ce traumatisme intergénérationnel est plus profond que cela. Les premières opportunités de financement étaient hyperconcurrentielles et privilégiaient les plus grands acteurs. Nous savons déjà que cela signifiait le financement d’organisations principalement par et pour des artistes hommes blancs, les mêmes personnes qui bénéficiaient aussi de bourses à titre individuel. Je déteste personnellement ce mot, mutualisation, car ça n’a précisément rien à voir avec le modèle fondé sur l’amitié dont je te parlais plus tôt. C’est de la coopération forcée, une stratégie pour survivre. Pour retourner au concept de filiation, je pense que l’on participe à reproduire ce modèle et qu’il est plus difficile d’en sortir qu’il n’y paraît. Par contre, si l’on regarde les CAA plus récents qui n’ont pas été exposés au même degré à ce trauma, on voit que c’est possible d’imaginer de nouvelles manières de travailler. C’est l’aide mutuelle et la collaboration, et non la mutualisation, qui a permis à un petit nombre d’espaces gérés par des féministes, des personnes queers et racisées d’exister.
LDD – Quand je pense à ce que ça signifie, des « pratiques de collaboration », je me dis aussi que celles-ci renvoient à une importante variété de comportements et de pratiques. Se prêter de l’équipement constitue une forme de collaboration tout comme prendre du temps pour participer à une journée de réflexion comme la Journée sans culture, à laquelle tu avais par ailleurs toi-même participé en 2015. Ce ne sont pourtant pas des pratiques qui exigent le même degré d’engagement et d’implication subjective de la part des individus. Ce sont aussi des pratiques qui ne s’attaquent pas aux mêmes enjeux, qui n’ont pas la même portée et qui ne sont pas susceptibles d’avoir le même impact. Il s’ensuit donc la question essentielle des priorités sectorielles : quelles sont les pratiques et les modes de régulation dans lesquels nous devrions collectivement investir nos efforts d’entrée de jeu ? On en discute souvent dans le milieu, nous sommes dans une ère où les niveaux d’épuisement et les difficultés d’accéder à des ressources (matérielles, financières, humaines, etc.) suffisantes s’imposent comme barrières d’accès à un paradigme de soin. Bref, je retourne toujours aux questions matérielles qui entourent la création et la production artistiques.
AB – Ça prend un minimum de ressources pour que l’espèce humaine puisse fleurir – j’emprunte à Erik Olin Wright l’idée d’un avenir florissant. Ruth Levitas, une académique britannique dont j’ai beaucoup utilisé les travaux sur l’utopie comme méthode, le met par ailleurs en évidence.
LDD – Tu parles du fleurissement de l’espèce humaine. Moi, aujourd’hui, ma lecture des formes de collaboration dans le monde de l’art s’enracine dans l’idée des interdépendances non pas uniquement entre les humains et humaines, mais entre l’humain et le non-humain, les infrastructures, les choses, la nature. Je pense qu’il devient de plus en plus évident à l’intérieur du monde de l’art, quoique probablement plus dans le Canada anglais, qu’on peut bien continuer à se poser des questions entre nous sur comment mieux collaborer, mais face au Capitalocène, à la destruction du monde et des écosystèmes par le capitalisme et les capitalistes, il faut envisager la collaboration à partir d’une nouvelle approche qui tienne compte de nos interdépendances avec les autres, ainsi qu’avec la nature et la matière. Le rapprochement le plus immédiat que je puisse faire avec les initiatives – celles que je connais – qui se déploient dans le réseau des CAA, à l’exception des forums et des conférences sur les enjeux climatiques, c’est l’émergence de l’éthique féministe du soin et de ses pratiques sous-jacentes. Cette éthique fait non seulement écho à des formes de décroissance, elle requiert aussi une transformation profonde de nos valeurs, visions et rapports au monde, croyances, etc.
AB – Oui, si l’on veut induire des formes positives et durables de changement, il faut arrêter de reproduire les mêmes manières de faire. Pour cela, on doit vraiment prendre une pause. Une pause assez longue pour se reposer et réfléchir à ce qu’on veut dans le futur. Tu parlais de la Journée sans culture plus tôt. Ce modèle a vraiment bien fonctionné, car ça nous a donné le temps d’arrêter, de respirer, de trouver des solutions ensemble ; mais c’était une seule journée. Une journée pour un seul milieu, c’est-à-dire le milieu francophone de Montréal. Imagine si collectivement nous prenions la décision que chaque personne arrête pendant une période beaucoup plus longue, disons un an, pour vraiment réfléchir à ce que l’on veut. Pour ça, il faudrait un engagement collectif à ne rien programmer pendant ce laps de temps. C’est un peu ça, pratiquer l’utopie comme méthode. Et on ne peut pas réfléchir sur l’avenir alors qu’on travaille, ce sont deux projets différents.
LDD – Ça me fait penser à la thématique du forum annuel tenu par le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ) au printemps dernier, qui portait sur le thème « Ralentir ou penser la croissance autrement ». On avance, dans le compte-rendu du forum, que l’amélioration des conditions du travail à l’intérieur du réseau des CAA passe notamment par le fait d’« envisager » solidairement de réduire les programmations. La formulation laisse entrevoir que le passage à l’acte n’est pas nécessairement encore possible, mais dans tous les cas, la montée en puissance des stratégies d’amélioration du travail m’intéresse beaucoup. Comment faire pour que celles-ci bénéficient au plus grand nombre d’artistes et génèrent de nouveaux principes moraux, de nouveaux droits au travail ? Il me semble que le cas du forum du RCAAQ constitue un exemple parfait des tensions que les expérimentations en matière d’amélioration du travail peuvent générer. D’un côté, on réfléchit aux voies d’allègement de la tâche des employés et employées des CAA, ce qui m’apparaît nécessaire comme point de départ pour « repenser la croissance ». De l’autre, on appelle à réduire le nombre de plages d’exposition, alors qu’il n’y en a déjà pas suffisamment par rapport à l’offre de travail.
AB – Je demeure sceptique par rapport à ce type d’initiatives, incluant les énoncés de valeurs et de principes émis par des organisations. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si elles ont un impact réel et concret sur leurs politiques et les procédures. Est-ce qu’on observe des changements au niveau des pratiques de recrutement ? Est-ce qu’elles se traduisent par une amélioration effective des conditions de travail des employées et employés ? Est-ce que les organismes prennent vraiment le temps de changer leurs manières de faire ? Je suis curieuse… Je me dis que c’est peut-être fait informellement, à l’interne. Par contre, je crains que dès que les personnes qui ont émis ces énoncés de valeurs quittent l’organisation, ce travail soit perdu, car il ne fait pas l’objet d’une politique qui permettrait de le préserver, au moins durant une certaine période. Avoir des valeurs et avoir une politique, ce ne sont pas des choses qui sont nécessairement reliées. C’est difficile de s’engager auprès d’un CAA en 2022, en raison de leurs manières de travailler.
LDD – Quand j’ai défendu ma thèse de doctorat en septembre dernier, on m’a demandé s’il était réellement pertinent d’étudier les CAA en tant qu’employeurs comme je le faisais, en suggérant que ceux-ci incarnent peut-être davantage des « partenaires ». Je n’étais pas d’accord avec cette perspective et je ne le suis toujours pas. Pour moi, la meilleure chose que les CAA peuvent faire pour les communautés artistiques, c’est assumer pleinement leur rôle d’employeurs.
AB – C’est un point très important. Quand j’ai débuté dans le réseau des CAA, le recrutement constituait une tâche généralement facile, car les artistes les percevaient comme des communautés et des partenaires. Aujourd’hui, le recrutement est beaucoup plus ardu parce que les CAA n’ont pas réussi à créer de bonnes conditions de travail. C’est notamment dû au fait que les centres continuent de croire que ce qu’ils font se situe à l’extérieur de la sphère du travail, alors que c’est faux. Pour moi, l’art revêt une importance parce qu’il s’agit de bâtir des communautés avant toute chose. Ce sont les petits changements dans les manières d’être et de travailler qui m’intéressent, ce sont les personnes et les organisations situées aux marges du monde de l’art qui m’animent. Et si je continue à être profondément attachée aux CAA, c’est que c’est en leur sein que j’ai trouvé cette capacité à induire des formes plus profondes de changement.
LDD – Je m’interroge quand même sur cette capacité étant donné le renforcement du lien de dépendance et d’exploitation entre les artistes et les structures qui les emploient et celles qui les financent. Tant qu’il y aura d’aussi grands écarts de pouvoir et de capital, je demeure sceptique quant à l’émergence et à l’application effective de (nouveaux) principes moraux. Quand je dis effective, je veux dire qu’il faut que ceux-ci ouvrent la voie à l’émergence de nouveaux droits au travail, ainsi qu’à leur respect.
AB – C’est clair que du point de vue des CAA, il y a une tension entre ce qu’on peut faire avec les ressources qui nous sont données par les conseils des arts et la volonté de faire plus ou de faire autrement. Le changement institutionnel demeure difficile, notamment en raison de contraintes légales. Pour continuer à recevoir des subventions, il faut être incorporé et parfois même détenir un statut charitable. Ce statut oblige les CAA à s’engager dans certains types d’activités et tout le reste tombe en quelque sorte à l’extérieur du mandat. Il y a cependant des centres qui ont vu le jour depuis les années 1990 et qui ne reçoivent que du financement aux projets. Ils sont beaucoup moins limités à ce niveau et ils font des choses incroyables avec très peu de ressources. Ils peuvent expérimenter davantage. On observe aussi une plus grande ouverture de la part du Conseil des arts du Canada (CAC) à soutenir des collectifs qui font des choses un peu bizarres, mais je pense que même dans les nouveaux centres tout le monde est vraiment épuisé. Il y a un épuisement professionnel total. C’est le milieu qui est burned out. Personne ne veut réinventer la roue.
LDD – À cet égard-là, il me semble que la question du démarchage politique effectué par les structures associatives dans le milieu des arts visuels au Québec est centrale. Je pense au Regroupement des artistes en arts visuels (RAAV) et au RCAAQ, notamment. Il y a certainement un enjeu de transparence au niveau des stratégies qui sont menées auprès des gouvernements ainsi que des revendications portées par ces organismes. C’est ce qui m’a amenée à organiser en octobre dernier une table ronde avec ces deux organismes, ainsi qu’avec le syndicat S’ATTAQ, dans le cadre de la rentrée culturelle du Livart. Je voyais cet événement comme une opportunité, surtout pour les deux premiers organismes, de nous communiquer clairement quels sont leurs stratégies et leurs agendas respectifs en matière de démarchage politique. Même si la conversation fut intéressante, je ne suis pas convaincue d’en savoir beaucoup plus aujourd’hui à ce sujet. Il faut dire que les lacunes en matière de démarchage politique ne sont pas l’apanage du milieu québécois des arts visuels, tant s’en faut. J’ai l’impression que de nombreuses structures associatives à l’échelle canadienne manquent elles-mêmes de ressources, et peut-être d’expérience, pour mener avec succès des stratégies politiques. Ce type d’exercice m’interpelle beaucoup.
AB – Un exercice qui devrait par ailleurs être de nature collective. Ça ne se fait pas à une seule personne. Je pense qu’on bénéficierait également d’inviter de nouvelles personnes à la table de discussion.
LDD – Tout à fait d’accord. Ça fait tout un programme ! (rires)
AB – Oui, et en me référant encore à Ruth Levitas, j’ajouterais que ce travail appelle à ce qu’elle nomme « l’éducation de nos désirs ». Il s’agit de s’engager dans un processus où l’on cherche à dépasser ce qui a conditionné nos désirs, pour accéder à une connaissance de nos véritables désirs et mieux comprendre comment leur donner vie.
LDD – J’aime cette idée, j’utilise d’ailleurs les travaux de Levitas grâce à tes travaux ! Merci pour cette riche conversation, Amber.
AB – Merci à toi. On encourage aussi nos lectrices et lecteurs à nous partager par courriel leurs idées de voies de transformation radicale du milieu des arts visuels et des centres d’artistes autogérés !
1 Par exemple Whispered Art History: Twenty Years at the Western Front (Keith Wallace, Arsenal Pulp Press, 1993) ; Decentre: Concerning Artist-Run Culture/À propos de centres d’artistes (Elaine Chang et al., YYZ Books, 2008) ; et Institutions by Artists: Volume One (Jeff Khonsary et Kristina Lee Podevsa, Fillip Editions, 2012) traitent tous des centres d’artistes qui, par ailleurs, ont été dirigés par des hommes. Ils se concentrent sur le développement historique de ces espaces et non sur les relations interpersonnelles qui leur ont permis de se développer.