(Récit visuel)

L’histoire esquissée ici est mystérieuse. Bien que maintes fois scrutée et rapportée sous les plumes d’anthropologues, d’ethnomusicologues, d’historiens ou encore de médecins, elle porte en elle des ingrédients magiques, obscurs et secrets à la forte portée symbolique et politique.

De tristesse elle s’est pendue
Petit corps ; condamnée à tisser

On dit d’elle qu’elle nous pique
Que sa morsure provoque la folie
Spéculations mythologiques invitant à la danse
(Re)devenir elle pour nous soigner

Je me demande si araignée

On raconte que dans la région des Pouilles, pendant les récoltes de fin d’été, des femmes, quasi exclusivement, se faisaient piquer par des araignées. Ces piqûres attribuées à tort à des tarentules1 provoquaient, dit-on, des états dépressifs ou léthargiques, voire, comme les qualifieront le XXe siècle et la psychanalyse naissante, hystériques. Pour diagnostiquer la malade et évaluer sa soudaine affliction, on l’exposait au son de tambourins, d’accordéons et de violons. L’ensemble musical, toujours masculin, lui, jouait différents airs à la tarantata2 pour trouver un remède à son mal. Selon la réponse corporelle de la femme mordue aux harmonies, on s’accordait sur le rythme musical à jouer et le rituel de guérison pouvait s’enclencher. La musique — nommée tarentelle — commençait alors son œuvre curative. Sa cadence entêtante et la répétition des pas de danse plongeaient la victime-protagoniste dans une transe qui pouvait durer des jours et menait à un épuisement salvateur.

Les premières allusions écrites ou illustrées à ce phénomène semblent remonter au XVe siècle, même s’il est permis de penser que les prémisses de cette pratique rituelle auraient pu être déjà présentes en Italie méridionale alors que la région se trouvait sous domination grecque, au VIIIe siècle avant l’ère commune. Au tournant du XXe siècle, les formes les plus récentes de ce rituel appelé « tarentisme » ont été largement documentées et étudiées3. Sur les images en noir et blanc des photographes de cette époque, on rencontre ces femmes, paysannes, vêtues d’une blouse nouée à la taille. Au sol était parfois disposé un simple tissu, petite scène autour de laquelle le village convergeait jadis. Le rituel en tant que tel demandait un dispositif simple en apparence — une victime, des musiciens, des spectatrices et spectateurs —, mais ses expressions pouvaient varier selon les localités. Au-delà de la portée symbolique de cette danse, ses procédés pratiques sont mus et façonnés encore aujourd’hui au gré des individus qui l’embrassent et y introduisent leurs variations personnelles.

Pour guérir,
Ne (re)faire qu’une.

Cette fusion entre la femme et l’araignée renvoie à plusieurs mythes fondateurs à travers le monde, dont celui qui, chez les Grecs, se penche sur le destin d’Arachné, jeune mortelle et tisserande hors pair transformée en cette bête à huit pattes par la jalouse Athéna. Le tarentisme s’inscrit dans la tradition de ce récit allégorique fait de métamorphoses et de glissements fantastiques vers une hybridité impensable : les danses saccadées, suggestives, entêtées et fascinantes des tarantate comptent d’ailleurs, parmi leurs contorsions les plus édifiantes, la figure de la femme renversée, marchant sur ses mains, devenant ainsi celle par qui le mal est survenu. Cet être composite dérangeant et matriciel ouvre des pistes sur le plan de l’analyse et, évidemment, de la psychanalyse. Mais sans aller ici revisiter l’hypothèse freudienne supposant que l’araignée symbolise la peur de la mère, ce sont plutôt les fertiles continuités formelles et esthétiques qui se ramifient dans la culture populaire qui m’intéressent. On retrouve cette troublante gestuelle jusque dans le cinéma : qui n’a pas en tête la scène de l’escalier de The Exorcist (William Friedkin, 1973) ou, dans un film moins connu mais amplement inspiré des rituels méridionaux, Il Demonio (Brunello Rondi, 1963), l’édifiante scène d’exorcisme durant laquelle l’actrice — sublime Dhalia Levi — marche telle une araignée entourée du prêtre et des villageoises
et villageois, oscillant entre pitié et sidération ?

En parcourant l’Italie et en m’engageant dans cette exploration photographique4 d’une cérémonie perdue puis retrouvée, contemporanéisée, j’entame une enquête corporelle ; un travail photographique que le corps éprouve, pour tenter de nommer par l’image ce qui se joue à la racine de ce rituel, ce qui est exprimé par le corps, son exposition et sa dissimulation, ses désirs et ses dangers. Que libèrent ces morsures symboliques ? Quelle oppression ces « crises de la présence5 » dénoncent-elles ? Quels espaces de résistance et de liberté ces épisodes de folie passagère aménagent-ils ? Le regard et le récit collectifs demeurent des composantes importantes de cette danse expiatoire déguisée en culte de possession par une Italie fortement catholique. Cet étrange spectacle ne se cantonne pas aux chambres closes des maisons : il est partagé, et peut-être même doit-il l’être. C’est dans ses mystères et son rapport ambivalent au groupe — à la fois véhicule des normes, mais aussi protection contre la crise et pourvoyeur du « soin » —, puis dans son complexe tissage de regards (gaze), que l’on imagine tout à la fois inquisiteurs, dominateurs, désireux, effrayés mais aussi libérateurs, que réside ma curiosité pour ces femmes qui s’inscrivent dans la filiation de l’histoire narrative de ces gestes dansés et mus par une énergie héritée de temps ancestraux.

L’histoire que je souhaite raconter est plurielle. Elle opère des va-et-vient dans le temps, s’attarde aux résonances formelles des corps et des émotions, tisse des liens entre les générations et voyage des paysages du Salento en feu aux rues de Gênes. Entre documentaire et fiction, j’essaie de déterrer le fil des survivances de ce rite et d’en explorer les ressorts esthétiques et politiques
à travers des rencontres, des recherches et quelques errances. Dans ma quête photographique se nichent les échos ambigus de la dimension spéculaire de cette transe, entre stigmatisation du corps féminin possédé et corps inventeur d’une nouvelle temporalité ; une temporalité de la rupture, de l’évasion momentanée d’un territoire à la chaleur harassante, aux lumières impitoyables et
à la lourde histoire sociale et culturelle.

L’histoire que je souhaite raconter est millénaire; et va désormais au-delà des morsures. 

Planches « Catalepsie, suggestion : terreur » (1879-1880). Archive dans Iconographie Photographique de la Salpétrière. Photo : Paul Regnard

1 Le rituel chorégraphique et musical abordé ici porte le nom de tarentisme. On a pu penser que ce terme devait son origine étymologique aux tarentules qui supposément piquaient les paysannes. Or, on sait aujourd’hui que ce n’est pas le cas, les piqûres de tarentules étant inoffensives. Il est possible qu’il y ait eu un glissement, voire une confusion, entre ces araignées que l’on croyait à l’origine du mal en question et la principale région géographique dans laquelle on recense cette pratique, aux alentours de Tarente en Italie méridionale.

2 Tarantata au singulier, tarantate au pluriel. Terme utilisé pour désigner les victimes de ces araignées.

3 On doit à l’anthropologue et historien des religions italien, Ernesto De Martino, un des ouvrages de référence sur le sujet. En 1959, il part sur les traces du tarentisme avec une équipe de collaborateur·rice·s formée entre autres de photographes, de cinéastes, d’ethnomusicologues et de psychologues. Son ouvrage, La terre du remords, paraît en Italie en 1961.

4 Reconstituant l’itinéraire de De Martino et de son équipe, j’inaugure, en 2024, mon enquête sur les lieux documentés par ces chercheur·euse·s. Ce travail est en train de se faire et mes réflexions évoluent au rythme de mes voyages et de mes expériences.

5 Ernesto De Martino, Le Monde magique (Paris : Bartillat, 2022 [1948]).