(Récit visuel)

La mort de ma grand-mère me fait le don de son amie Jacqueline, une sœur missionnaire de quatre-vingt-dix ans. Celle-ci m’invite chez elle, au couvent, peu après notre rencontre auspicieuse à l’église, lors des funérailles, car elle souhaite que je laisse mon deuil se déposer. Je pensais soigner ma peine en cueillant les fruits restés accrochés aux branches des pruniers avant le gel — j’avais retrouvé le carnet de recettes de l’absente et je m’étais engagée à prendre le relais de ses habitudes. Pourtant, la simple considération de Jacqueline, croyant en la nécessité que je me retire du monde un peu, et le fait qu’il existe un lieu qui n’est pas l’hôpital pour refaire mes forces, me reposent. J’acquiesce.

L’habitation et les femmes qui me reçoivent sont généreuses, reconnaissantes et prudentes. Mercredi, une sœur-amie nous offre des pommettes qu’elle a cueillies. Nous mesurons le sucre et l’eau, pressons un citron, les mettons à cuire et brassons. Nos actions sont simples et entrecoupées d’arrêts.


 Jacqueline, pries-tu quand tu fais de la gelée ?

— Des fois. Je peux demander au Seigneur de bénir ce travail que je suis en train de faire pour le réussir et
que les gens soient heureux lorsqu’ils en profiteront.


Nous répartissons la préparation dans autant de bocaux qu’il y a d’étages où les distribuer, pour que toutes les religieuses puissent en bénéficier. Dans le carnet, je note : Les gestes simples me prennent un temps grave. Je voudrais pouvoir leur dédier toute mon attention, qu’ils deviennent des ancrages.

L’expérience du deuil commande un processus de délestage : le corps ne peut rien offrir et il ne sait ni s’étendre ni se déprendre. Comment faire pour respecter les ressources maigres de la fatigue ? Jacqueline dit : Les choses arrivent à temps, mais jamais trop d’avance. C’est suffisant. De manière opiniâtre, je continue d’espérer reprendre part à la cadence du monde. L’acharnement favorise une dissociation. Comment revenir plus près ?


Dans Voici un communiqué sur Comment faire un happening : il y a 11 règles à respecter, l’artiste Allan Kaprow écrit : « Travaillez avec les forces qui vous entourent et non pas contre elles. Ça rend les choses beaucoup plus faciles et, votre but, c’est de parvenir à faire les choses1. » Dans le carnet, je note : Faire plus simple : ne pas perpétuer l’épuisement, car il sera transmissible.

Je me retiens de vouloir dispenser ce corps de l’affliction et de l’usure qui l’ont pris. Je ne cherche plus à ce que mes photographies proviennent de compositions inusitées. Une religieuse marche dans le couloir en s’appuyant sur l’avant-bras d’une infirmière. Quatre femmes font un casse-tête. J’observe. Je documente. Les images que j’accumule m’amènent à déconstruire l’idée que j’avais selon laquelle ma langueur est une faille. Faire de la confiture me suffit.

Dans la cuisine, la gelée réduit. Jacqueline m’a convaincue de m’accorder un repos sur le canapé. Elle a attendu que je sois dans un demi-sommeil pour murmurer : Les siestes sont bonnes pour faire passer la tristesse. Elle me savait trop fière pour la laisser prendre soin de moi. Consentir à ce que mon amie me relaie pour veiller la confiture témoigne de sa prise de responsabilité à mon égard. L’expérience de la communauté me rappelle à la dimension physique de mon être. Dans le carnet, je note : Prendre soin des corps suppose d’honorer que nous en avons un aussi. Utiliser le corps comme quelque chose qu’on a en commun nous permettrait-il, peut-être, d’accroître le soin que nous portons à l’autre ?


Les sœurs que je rencontre se meuvent ensemble : leurs doigts exécutent des gymnastiques parallèles lorsqu’elles écossent les petits pois et leur chapelet, l’une offre sa main à celle qui a du mal à se relever de l’agenouilloir, toutes se tiennent debout pour celles qui doivent demeurer assises. Dans le carnet, je note : Elles savent qu’elles peuvent se reposer les unes sur les autres. Cette sensation d’élargissement me console.

Au salon, j’ouvre le seul livre que j’ai apporté pour ma retraite. La phrase « et entre les enregistrements de nos entretiens, nous avons fait des confitures2 » pacifie mon entêtement à vouloir en mener large et toute seule. Cette activité autour de laquelle les écrivaines Xavière Gauthier et Marguerite Duras ont élaboré leur discussion me permet d’envisager l’entreprise à laquelle Jacqueline m’a conviée comme une démarche d’humilité par laquelle je peux développer mon appartenance — à elle, et aux autres sœurs. Faire à manger est d’emblée dialectique : l’action dépasse la notion de subsistance et révèle un potentiel de célébration presque inégalé qui favorise le vivre-ensemble. Lentement, je comprends que l’attention qu’implique mon engagement au-dessus de la préparation qui mijote n’est pas étrangère à la présence absolue que j’observe chez Jacqueline quand elle est absorbée dans l’acte de la prière. Je souhaite que l’élaboration de notre gelée puisse advenir sans rivalité : que nous laissions l’intime entrer dans le travail.

L’odeur des pommettes cuites instigue la réminiscence. Jacqueline pose la maryse sur le repose-cuillère. À travers le cadre de la porte, j’observe le sirop colorer de rose ses doigts. Pourtant, ce sont les mains plissées de ma grand-mère, en train de retirer l’enveloppe mauve des fruits pour ne garder que la chaire claire, que j’observe.


Les temps s’accumulent dans le diamètre de la casserole. Nous sommes en septembre : ce n’est pas une question d’envie mais de séquence : les prunes sont cueillies puis vendues en panier : elle entreprenait toujours le geste de les cuire.


Brasser les fruits me permet d’être témoin d’un processus de transformation qui rend possible une transgression de la mort et un retour au moi-enfant. Je me lève. Laver le chaudron me met en relation invisible avec celle qui n’est plus là.

— Est-ce que pour toi prier c’est une manière de faire un souhait pour changer favorablement le cours des choses ?

— C’est plus grand que ça, la prière. Je dirais qu’elle m’invite à me dépasser pour rencontrer l’autre qui, pour moi, est Dieu. Quand on prie, ce n’est pas simplement pour demander et pour recevoir, c’est pour accepter et surtout pour s’abandonner.


Pour elle, la prière n’exige pas que nous sachions quoi demander, et comment on fait importe peu. Le murmure qu’elle adresse à Dieu n’est pas un vœu de délivrance. Il est ce par quoi elle s’exerce à ce que la tendresse trouve une place dans sa voix ; une tendresse par laquelle elle souhaite par ailleurs être reçue. Cette pratique est
une conversation.

Je croyais que ma complicité avec Jacqueline était un point de départ, un accès privilégié qui me permettrait de bénéficier de la confiance des autres sœurs et d’entrer intimement en contact avec elles. Je disais mener ce projet pour que ce qui constitue une partie de notre patrimoine religieux et culturel en matière d’éducation et de soins ne disparaisse pas tout à fait. Véritablement, je cherchais ma grand-mère en chaque religieuse.


C’est un échec ; elles sont trop priantes et pas assez tactiles.


Pourtant, à l’instar de la prière telle que la conçoit mon amie, ce qui m’est offert dépasse mon entendement ; notre amitié consolidée n’est maintenant ni un prétexte ni une méthode. Elle devient l’objet principal de mon projet. Grâce à elle, je me défais de l’illusion que la tranquillité est une sensation lisse. Jacqueline m’écrit :


— Bon matin, es-tu en forme pour commencer ton lundi ? Moi, j’ai mal dormi, la douleur ne me laisse pas. Je vais vivre doucement aujourd’hui. Quels sont tes projets ?

— Je planterai les noyaux des cerises flétries dans la terre et les arroserai. Je suis un peu introspective, donc moins bavarde.

— C’est mon cas aussi, je te comprends.
On s’aime quand même.

— Bien sûr qu’on s’aime. 

1 Allan Kaprow, Voici un communiqué sur Comment faire un happening : il y a 11 règles à respecter, trad. Gauthier Herrmann, (Reims : Éditions le Clou dans le fer, 2011).

2 Les écrivaines Xavière Gauthier et Marguerite Duras enregistrent l’entretien qu’elles ont mené pour se pencher sur le travail sous-jacent à l’œuvre de Duras et l’ont retranscrit. Dans la préface du livre Les parleuses. Gauthier écrit que la forme de la conversation leur a permis d’échapper à une prudence qui se serait activée et qui les auraient coincées si elles avaient tenté de rédiger un texte qui soit épargné de leurs hésitations, de leurs silences, de leurs contradictions. (Marguerite Duras et Xavière Gauthier, « Les parleuses » [Paris : Éditions de Minuit, 2013].)