Oscillant entre magie ancestrale, spiritisme et décolonisation par l’art, les œuvres de Nandipha Mntambo, Myriam Mihindou et Dominique White — sculptrices, sorcières ou guérisseuses — font des salles d’exposition qu’elles investissent une zone où résistance dialogue avec ésotérisme. Engagées et méticuleuses, leurs productions sont intrinsèquement liées à leur histoire personnelle : habitées par des questionnements intérieurs et des énergies occultes. En se penchant sur les mécanismes imperceptibles qui façonnent et perturbent l’existence, ces artistes font de leur croyance en la magie un puissant outil pour esthétiser l’invisible. Dans un geste mémoriel, des sortilèges s’entremêlent aux matériaux.

CHIMÈRE FANTOMATIQUE ET TAXIDERMIE :UNE SYMBIOSE AVEC LE VIVANT

Peaux de vache, figures mythologiques, abstractions cosmiques : l’œuvre de Nandipha Mntambo cherche à s’émanciper d’une vision anthropocène du monde pour reconnecter l’humain à sa nature animale. Dans son travail sculptural, la matière s’anime d’un mouvement fluide et spectral ; la présence du corps féminin y est souvent suggérée par des courbes voluptueuses et un design qui rappelle celui de la robe. Composition incorporelle, First Breath (2019) est constituée de cuir et de corne et semble vouloir s’extraire de la paroi murale, en contexte d’exposition, pour venir danser dans l’espace. L’œuvre se joue de l’ambiguïté entre réel et irréel et prodigue à la matière terrestre un souffle fantastique. Le vide inhérent à cette sculpture — et à d’autres, plus figurales, où l’on devine la trace du corps — se hérisse d’un magnétisme pénétrant. L’objet énigmatique, mi-méduse, mi-enveloppe de corvidé, flotte dans la pièce ; une électricité palpable s’en propage, comme si la main de l’artiste avait ouvert une passerelle entre deux mondes. L’art particulier de la taxidermie, qu’elle a étudié, fait écho à l’éphémérité du vivant, mais aussi à une capacité de croire en sa résurrection : les textures bestiales de ses sculptures sont mâtinées d’une aura fantomatique.

Nandipha Mntambo, Vela Sikubhekile (2011). Peau de vache, résine, corne de vache, 137 x 156 x 95 cm. Courtoisie de Everard Read Gallery et de l’artiste


Des mythes anciens nourrissent les inspirations artistiques de Mntambo, comme la figure du Minotaurus qui est souvent invoquée. Totémique, l’animal impressionne par sa stature et sa puissance, et généralement fait de bronze lorsque représenté dans l’histoire de l’art, il s’associe aux notions d’éternité et de permanence. C’est son matériau, qui façonne les objets accompagnant les défunts dans leur tombeau, qui le rend pérenne : il peut traverser les époques et statufier les icônes controversées. Chez Mntambo, animaliser la représentation de la femme et l’exposer en posture de guerrière dissout la prégnance des stéréotypes de beauté ironiquement et allégoriquement. Marquées par une forme de latence, ses sculptures hybrides nous hypnotisent. L’artiste capte les signes de milieux naturels et de natures humaines pour créer à partir d’eux une symbiose esthétique. Les créatures qui peuplent son univers artistique sont saisies à un point crucial : chrysalides, mouvantes, on les surprend en cours de métamorphose. La capillarité de toutes ces formes flottantes ritualise notre attention au faire, à l’autre, à l’animal ; elle rend ainsi ténu le dualisme entre nature
et culture

ART CHAMANIQUE DANS LES LIMBES

La notion de chaman, que l’on entend par celui qui voit ou celui qui sait, est parfois galvaudée. Cependant, sa résurgence dans le champ de l’art contemporain met en lumière des éléments invisibles, comme c’est le cas chez Myriam Mihindou. Plasticienne franco-gabonaise souffrant d’aphasie, elle expérimente la thérapie par l’art pour les autres comme pour elle-même.

Sa vision spirituelle et animiste du monde se reflète dans des séries d’entités physiques : la sculpture, le dessin, l’image fixe ou la performance matérialisent des rituels ésotériques peu connus en Occident. La notion de cérémonie rythme sa production, comme le montre son exposition au musée du quai Branly, intitulée Ilimb, l’essence des pleurs (2024), qui rendait hommage aux pleureuses punu, des femmes accompagnatrices d’âmes guidant les défunts vers l’au-delà. Des pans de tissus, sur lesquels un texte explicatif et poétique est imprimé, font là-bas l’arrimage entre recherches et œuvres. L’argile, la vannerie ou le bois, omniprésents, constituent des  véhicules à la fois sensoriels et esthétiques. Grâce à des sons qu’il est invité à activer lui-même, le spectateur est immergé dans une atmosphère propre à l’héritage culturel gabonais : une matrice, long serpent de vannerie, traverse l’espace, sillonnant la pièce et soufflant des notes singulières entre lamentations et mélodies lénifiantes. Cette litanie, signée Annie-Flore Batchiellilys, petite-fille de pleureuse punu et musicienne, fait vibrer la scénographie. Un véritable travail anthropologique réactive ces savoirs anciens : ils convoquent le Moñu1.

Myriam Mihindou, Johnnie Walker (1999-2000), de la série Sculptures de chair. Cybachrome, 88 x 62 cm. Courtoisie de l’artiste et de Galerie Maïa Muller © Myriam Mihindou

L’artiste nous incite à renouer avec des pratiques mystiques pour comprendre implicitement l’autre et lutter contre les frontières mentales. Les chants, les plantes et les fétiches incantatoires ont pour elle un impact purificatoire sur le corps. Les concepts de blessures et de réparations transparaissent dans son cheminement artistique ; panser les plaies individuelles et collectives est un leitmotiv. « Quand il pénètre l’esprit par effraction, le trauma (du grec “traumatikós” : la blessure qui troue, qui perce les barrières protectrices de l’esprit) constitue une blessure sans visage, inassimilable et impossible à figurer2. » La création de récits extrait de nous une force vitale qui vient cicatriser nos peines : les œuvres de Mihindou se transforment ainsi en prolongements du corps.

La magie qu’elle incorpore à chacune de ses pièces conjure en ce sens l’effet dommageable des contusions psychiques et physiques. Les ex-voto qu’elle façonne se déploient dans l’espace à la manière d’outils thérapeutiques. Fleur de peau, une série débutée en 1999, a notamment été réalisée à partir de savons que ses proches ont utilisés. Sculptés, ils portent en eux un souvenir charnel. Ex-Voto au cheval (2016), une bougie de coton, de caoutchouc et de plâtre, fait à son tour jaillir la lumière d’une présence occulte avec dérision. Le tirage photographique d’une main mutilée et colorée, intitulée « Johnnie Walker 1/3 », issue de la série Sculpture de chair (1999-2000), évoque une poupée vaudou employée pour jeter des sorts. Rebouteuse sensible, l’artiste nous propose continuellement d’éprouver des processus de guérison chamaniques grâce à une démarche artisanale et intime. De ces objets énigmatiques naît une conversation incantatoire avec des esprits célestes.

SPIRITISME FLUVIAL : ÉCHOS DE 1978 À NOS JOURS

Les fantômes passent à travers les aspérités des objets et des lieux pour nous mettre en garde, nous menacer ou exprimer leur souffrance. Ils ouvrent un espace-temps qu’on serait tenté de qualifier de fictif mais qui, sans être tangible, s’inscrit bien dans le réel. Dominique White ravive des matériaux déchus — filets, drapeaux, cartes ou vieilles voiles — et leur donne une nouvelle vie en créant à partir d’eux des sculptures spectrales et composites. À l’orée de sa production artistique se trouvent les concepts d’hydrarchie, un terme inventé par le poète du XVIIe siècle Richard Brathwaite et qui désigne la capacité des individus à prendre le pouvoir sur la terre en gouvernant par l’instrument de l’eau, et d’afropessimisme, qui pose le postulat d’un futur sombre pour l’Afrique, ainsi que de nombreux mythes nautiques.

Lors de son exposition monographique Les cendres du naufrage à la Friche la Belle de Mai à Marseille en 2022, de la poussière blanche est répandue sur le sol. Les fines particules aveuglantes s’attachent aux pieds du visiteur ; salissantes et troublantes, on ne peut les ignorer. En choisissant un cheminement scénographique particulier, l’artiste combat les affres de l’indifférence et crève le silence. Dans ces compositions hydriques, tout paraît transitoire et instable, la structure même des installations reposant sur un équilibre faussement précaire. L’argile blanche (le kaolin) s’effrite, les frêles constructions métalliques se tordent et le tissu se délite, vacillant entre destruction et catharsis. Minutieuses dans leur conception, toutes les pièces dialoguent entre elles et avec le spectateur : le spiritisme est un moyen subtil pour dire l’indicible et entraîner une prise de conscience concernant les injustices qu’a subies la « génération Windrush » dont White est issue. Elle retrace ainsi le récit du paquebot Empire Windrush qui, entre 1948 et 1971, transporta à son bord des travailleurs issus des colonies caribéennes vers l’Angleterre. Une fois installés en Grande-Bretagne, on refusa à ces derniers les documents nécessaires à l’obtention du statut de citoyen, la menace de l’expulsion les guettant donc en permanence. Les matériaux des pièces de l’exposition, pris dans les rets d’une histoire glaçante puisque bien réelle, donnent aux sculptures un caractère délibérément décousu et angoissant.

Dans cet environnement chaotique, l’humanité n’est pas figurée mais bien suggérée par des indices qui rendent les identités brisées omniprésentes. La magie opère par strates : le processus de production des œuvres est perceptible. May you break free and outlive your enemy, une œuvre créée en 2021, parle d’elle-même : plusieurs crochets de fer rappellent ceux où l’on pend la viande, et des matériaux que l’on pourrait qualifier de déchus — voile, filet de pêche, sisal — s’y accrochent, déformés par le vent, le sel, l’humidité et la main de l’artiste. Les lignes graphiques que dessinent les lambeaux de textile sont nouées d’imbroglios. Démêler, trouver le chemin à travers ces dépouilles d’équipements paraît une tâche ardue. Le spectre des passagers des paquebots nous entraîne dans une rêverie vespérale dérangeante.


SONDER LA PORTÉE MYSTIQUE DU CARE


Telles des designeuses sensorielles hors du commun, Nandipha Mntambo, Myriam Mihindou et Dominique White bousculent les rythmes attendus de l’art : leur imaginaire plastique nous sensibilise à ce que l’on nomme paranormal. La notion de care est traçable dans chacune de leurs productions, puisque l’on décèle une attention consciencieuse à l’autre dans chacune de leurs impulsions créatives. La grande maniabilité qui entoure les sphères magnétiques de leurs œuvres permet de cerner plusieurs enjeux et de ne pas livrer des clés de lecture figées : la violence, la blessure, la beauté et la nature y prennent vraisemblablement une ampleur cosmique. 

1 Le Moñu implique la vie en toute vie : celle des hommes, des végétaux, des animaux.

2 Florian Gaité, « Remédier aux traumas. Réparation et répétition dans l’œuvre de Kader Attia », Espace art actuel, no 118 (hiver 2018), p. 18-25.