Sorcières d’hier et militantes d’aujourd’hui : un héritage commun
La figure de la sorcière plane au-dessus de nous depuis le XVIe siècle. Toutefois, son ancrage historique est bien éloigné des représentations édulcorées souvent véhiculées dans l’imaginaire collectif occidental. Par exemple, on utilise encore l’expression « chasse aux sorcières » à la légère, alors que cette période désigne un génocide souvent banalisé, voire romancé. En effet, on estime aujourd’hui que de 50 000 à 100 000 femmes ont été exécutées parce qu’elles étaient accusées d’être des ensorceleuses. Ce chiffre n’inclut pas celles qui se sont suicidées, ont été bannies ou sont décédées en prison à la suite de tortures1.
Lors d’une rencontre imprégnée de l’arôme du café et d’une ferveur féministe, l’artiste Caroline Létourneau et moi avons discuté du fait que les sorcières d’hier et les militantes d’aujourd’hui partagent un héritage commun : celui de la lutte pour la justice, l’égalité et le respect de toutes les personnes. Entretien.
Mylène Lachance-Paquin (MLP) — À la fin des années 1600, les femmes pouvaient être accusées de sorcellerie pour tout et rien. Par exemple, elles pouvaient l’être simplement parce qu’on les avait entendues répondre à un voisin. Cela a sans doute contribué à ce qu’elles intériorisent l’idée qu’il ne fallait pas hausser le ton ni se mettre en colère…
Caroline Létourneau (CL) — Oui ! Selon mes lectures, à cette époque, à peu près n’importe quoi pouvait mener à une accusation : ne pas se soumettre à son mari, être célibataire ou veuve, ne pas aller à la messe, ou y aller trop souvent ! Toutes les raisons étaient bonnes pour entretenir la suspicion. Une femme en colère était décrite comme hystérique, ou on concluait qu’elle avait fait un pacte avec le diable. Pourtant, grâce à leurs connaissances des plantes médicinales, les femmes étaient souvent impliquées dans le soin et la guérison, ou encore elles avaient des pratiques permettant de contrôler les naissances.
MLP — Dans une certaine mesure, les ostracisées d’autrefois continuent de l’être aujourd’hui. Je pense à celles qui sont épanouies ou qui sont célibataires, à celles qui ne veulent pas d’enfants, qui ont une vie sexuelle active ou encore qui sont financièrement autonomes… Elles suscitent encore des interrogations : vont-elles se caser, vont-elles fonder une famille ? Les femmes qui s’écartent du rôle traditionnel dérangent encore2 !
CL — Il y a aussi diverses discriminations auxquelles les personnes assignées « femme » sont confrontées, notamment dans le domaine gynécologique ou médical. Il n’est pas rare d’entendre certaines d’entre elles dire que, lorsqu’elles parlent de leurs symptômes hormonaux, elles ne sont pas prises au sérieux. Ce sont ces formes de violences quotidiennes ou ponctuelles qui, à mon avis, font écho aux injustices du passé.
MLP — Caroline, tu es notamment impliquée dans le mouvement Mères au front. Peux-tu me décrire ce mouvement ? Comment le militantisme des écoféministes peut-il être perçu comme un héritage des sorcières ?
CL — Mères au front est un mouvement citoyen inclusif. Nous nous réunissons par amour de nos enfants et du territoire. Nous sommes actuellement submergé·e·s de tant de signaux d’alarme concernant l’environnement ! Nous nous inquiétons parce que nous faisons partie du vivant. Dans le cadre de nos revendications, qui sont écoféministes, nous ne défendons pas simplement la nature, nous luttons aussi contre le patriarcat et le capitalisme. Pour éviter l’épuisement, et pour qu’une lutte puisse être soutenue dans le temps, il faut être en état de lutter. C’est pourquoi Mères au front a intégré le care dans sa mission. Cet engagement
se reflète dans mon travail, où des enchanteresses prennent place sous les traits de personnes fières liées à leur communauté, à la nature. Elles connaissent les plantes médicinales, prennent soin d’elles et de leur écosystème, même s’il est en feu.
MLP — En explorant le parallèle entre les marginalisées d’autrefois et les luttes contemporaines, on découvre un continuum de résistances contre l’oppression patriarcale. En effet, la sorcière, symbole de la rébellion féminine, est devenue une figure de proue pour celles qui refusent de se taire et de se conformer. Malgré tous les mouvements de protestation pour le respect des droits universels, rien ne semble pourtant acquis de façon pérenne.
CL — C’est certain. Si on remonte dans l’histoire, on pense aux suffragettes, puis au mouvement féministe des années 1970. Cependant, on pense moins souvent au fait que, dans les années 1980, pour contrer ces avancées, une campagne a émergé affirmant que les féministes, même si elles avaient fait des progressions sur le plan légal, étaient désormais malheureuses et seules3. Ce passage dans l’histoire me ramène à l’affirmation de Margaret Atwood, l’écrivaine canadienne, qui a dit qu’il suffisait d’une crise, qu’elle soit économique, sociale ou politique, pour que les femmes perdent leurs droits. Atwood a écrit La servante écarlate dans les années 1980 ; pourtant, récemment, nous étions témoins de la remise en question de l’arrêt Roe v. Wade4 aux États-Unis… Cette situation confirme que nos acquis sont toujours à réaffirmer.
MLP — Ce que tu racontes me rappelle que les chasses aux sorcières ont pris fin lorsque les législations ont commencé à limiter les libertés de ces dernières. Inutile de les massacrer, car elles ne pouvaient pas travailler, posséder des biens ou signer des contrats. La persécution directe n’était plus nécessaire, car la législation avait pris le relais pour les maintenir dans une position de subordination. D’ailleurs, la phrase emblématique « Nous sommes les petites filles des sorcières que vous n’avez pas brûlées » est souvent utilisée dans le contexte des mouvements féministes pour célébrer la résilience et la force des femmes face à leur oppression historique. Le slogan est devenu particulièrement populaire dans les manifestations et les marches pour l’égalité des genres. Il est désormais employé pour rappeler que les féministes et les activistes d’aujourd’hui sont les héritières de celles qui ont été tyrannisées dans le passé.
CL — Dans un même ordre d’idées, quand on pense à l’histoire des personnes issues des diversités de genre, on remarque qu’elles ont su se réapproprier des termes autrefois négatifs pour en faire quelque chose de positif, ce qui est une manière d’attester de nouveau leur pouvoir. Par exemple, le terme queer était autrefois péjoratif, mais les personnes concernées l’ont revendiqué de manière positive. Je crois que, pour plusieurs, il y a une forme d’empowerment dans cette réappropriation de mots historiquement chargés qui possèdent de nouvelles résonances au présent, permettant de se déposer d’une nouvelle manière dans leur identité et dans leur définition de soi.
MLP — À la lumière de tes recherches, estimerais-tu que la société québécoise accorde aujourd’hui une plus grande place à la spiritualité, en comparaison avec l’époque des persécutions et des condamnations au bûcher ?
CL — Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un retour à la spiritualité, mais plutôt d’un retour à l’intériorité. On prescrit la pratique de la pleine conscience, on observe une reconnexion croissante avec la nature, particulièrement en réponse aux changements climatiques, et on réitère de prendre soin de notre santé mentale… Dans l’ouvrage 11 brefs essais pour la justice climatique, un collectif sous la direction de Sandrine Giérula et Zoyanne Côté, on explique que la lutte climatique ne peut être menée qu’en parallèle d’une lutte spirituelle. Il est essentiel de s’arrêter pour incarner des valeurs de compassion, de connexion à l’autre et de coresponsabilité envers la planète. En mode métro-boulot-dodo, il est difficile de réfléchir à ces enjeux. Cependant, cela peut aussi nous ramener à une forme de position de privilège, car tout le monde n’a pas le luxe de sortir du mode survie.
MLP — Une prise de conscience est en effet nécessaire au déclenchement d’une lutte ambitionnant des changements. Il est essentiel de se saisir d’un problème pour pouvoir le dénoncer, comme l’ont fait des figures emblématiques comme Rosa Parks, Greta Thunberg ou les Pussy Riot. On retrouve un univers lié à ces types de figures dans ton travail, n’est-ce pas ?
CL — Ma pratique vise à proposer des mondes de liens et de résistances. Il y est question de la figure de la sorcière et de l’élaboration de rituels. Je crée des mondes inspirants et renouvelés qui pourraient nous élever. J’y raconte des histoires empreintes de bienveillance, de soin, d’espoir et de solidité. Ces récits visent à offrir une forme d’espoir, peut-être pour nous motiver à agir par la suite.
En définitive, qu’il s’agisse d’une pratique artistique, curatoriale, rédactionnelle ou d’engagement citoyen, chaque action activiste peut représenter une prise de risque, puisqu’elle implique de s’extraire des rangs et des conventions établies. Pourtant, que ce soit par devoir de mémoire pour nos prédécesseuses ou par souci d’éviter un retour en arrière, il est crucial de continuer à nourrir cette flamme intérieure qui oriente nos actions vers une société plus inclusive. Une colère, même ardente, ne conduira pas — plus — au bûcher, mais bien à l’effondrement des absurdités persistantes qui nous sont contemporaines.
1 Mona Cholet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes (Paris : Éditions La découverte, 2018).
2 Danielle Veilleux, dans Geneviève Morand et Nathalie-Ann Roy, Libérer la colère, (Montréal : Remue-Ménage, 2021), p. 130-131.
3 Le mouvement backlash des années 1980 a été popularisé par la journaliste Susan Faludi dans son livre Backlash : The Undeclared War Against American Women (1991). Ce mouvement s’opposait aux avancées féministes des décennies précédentes, en affirmant que ces progrès avaient rendu les femmes malheureuses, seules, et insatisfaites de leur vie. Le discours du backlash suggérait que l’indépendance économique ou la libération sexuelle des femmes allaient à l’encontre de leur bonheur, prônant ainsi un retour aux valeurs et aux rôles traditionnels.
4 L’arrêt Roe v. Wade est une décision de la Cour suprême des États-Unis rendue en 1973, qui a légalisé l’avortement à l’échelle nationale. La Cour a statué que le droit à la vie privée, protégé par la Constitution, incluait le droit des femmes à choisir de se faire avorter. Cet arrêt a été renversé en 2022 par l’arrêt Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, redonnant à chaque État le pouvoir de restreindre l’accès à l’avortement ou de l’interdire.