La magie et la sorcellerie sont des forces qui émergent du corps ou qui le transcendent, ce qui n’empêche pas les objets relatifs à leur pratique de participer à les construire et de les informer, comme c’est le cas dans toute religion ou même dans toute discipline. Les attributs des sorcier·ère·s — pentagrammes, pierres, cristaux, chandelles et autres matières animales et végétales — programment leur imaginaire et modélisent leurs conduites. L’univers matériel devient alors une avenue pour investiguer un savoir à la fois concret et conceptuel, une incursion dans le privé et le sensible, dans le territoire de ce qui, autrement, demeurerait non dit.

À Hollywood, la demeure de la sorcière est remplie d’artéfacts : grimoires, chaudrons, ossements humains et fioles renfermant des ingrédients variés. Un certain chaos règne dans sa chaumière décrépite, terrée au cœur d’une forêt sombre, dont l’intérieur, éclairé par un cierge fondant au sommet d’un crâne, est recouvert d’épaisses toiles d’araignées. Bien qu’il s’agisse là d’une imagerie stéréotypée et fantasmée, la matérialité de la sorcellerie demeure marquée par une organicité, un désordre et une accumulation — qui peut sembler hasardeuse — de choses des plus variées. L’image est d’ailleurs non sans rappeler l’univers des cabinets de curiosités ou même, par exemple, la réalité de certains musées d’histoire naturelle.


HABITER LA CONSTELLATION


Si le « Wunderkammer1 » et le musée d’histoire naturelle partagent avec l’espace privé de la sorcière des principes similaires d’organisation matérielle, c’est parce qu’ils donnent à voir, eux aussi, des regroupements d’objets, denses et bien souvent hétéroclites, contrevenant aux impulsions contemporaines qui privilégient des intérieurs minimalistes et fonctionnels. Il semble exister, dans la pratique de la sorcellerie, une conception matérielle constellaire où les choses travaillent entre elles pour faire naître sortilège, rituel ou manifestation. La réalité ne peut être modifiée que par la rencontre et la participation conjointe d’objets, de savoirs et d’êtres vivants à ces évènements de restructuration historique et symbolique. Dans son essence, la magie commande une conception totale et complexe de la vie qui rappelle en quelque sorte la notion benjaminienne de constellation, selon laquelle la dynamique d’interdépendance des objets, des idées et des expériences joue un rôle prépondérant dans notre perception de la réalité, voire l’altère. Chez Walter Benjamin, la reconnaissance et l’exploration de ces interconnexions est cruciale à notre expérience de la réalité qui, finalement, s’avère être infiniment mouvante.

Celia Perrin Sidarous, The hands that hold (Genealogies I) (2023). Épreuve au jet d’encre sur papier de coton, 101,6 cm x 124,5 cm

Cette notion de constellation permet de révéler des significations cachées, ainsi que des systèmes et des potentialités inexplorées du tissu de l’histoire2. Elle n’implique pas directement une pensée magique, mais insinue la présence d’une empreinte invisible, innommable ; bref, elle sollicite les infinies ramifications neuronales qui lient les corps, les choses et les systèmes entre eux. La constellation, telle une clef de lecture qui s’offre à l’observateur·rice attentif·ve, est une sorte de matrice évanescente engendrée par l’abstraction processuelle de nos systèmes. Le·a sorcier·ère, comme le·a penseur·euse pour Benjamin, travaille à partir de fragments qu’iel rassemble pour accéder à une compréhension cohérente de tout sujet d’étude ou de rituel, comme des étoiles qui, une fois rassemblées, gagnent une forme. La constellation, en tant que point de vue dialectique, octroie donc aux objets le potentiel de fonctionner par élucubration ; d’étendre leur terrain d’action bien plus loin que l’univers matériel afin de générer des utopies ou des réalités concurrentielles. Concevoir la chose non seulement comme tributaire d’influences, de modalités et de vecteurs contextuels et agentifs mouvants, mais également comme révélatrice de spectres dormants, reviendrait finalement peut-être à une certaine pensée magique.


PARTOUT LE SPECTRE


À l’instar de la constellation benjaminienne qui a le potentiel de révéler les structures et les forces sociales ou historiques qui sous-tendent notre réalité, les objets semblent, par leur adjonction, pouvoir révéler les fantômes qu’ils renferment. Le projet archivistico-iconologique de l’artiste montréalaise Celia Perrin Sidarous converge vraisemblablement vers cette conception constellaire et filiale des choses et des formes. Ses assemblages d’images, de formes en céramique, de coquillages et de plantes rappellent, tout en la dépassant, la méthodologie d’Aby Warburg et ses explorations de la gestalt3 comme outil de relecture historique et historiographique. Les natures mortes créées par Perrin Sidarous interrogent, par le biais de contiguïtés, ce qu’elle nomme la « charge fantomatique des objets4 », c’est-à-dire leur « aura », ou encore les traces — fictives ou pas — des diverses existences qui les traversent. Ces « traces » deviennent des liants ; différentes parties d’un schème constellaire réunissant l’artiste et les réalités qui habitent ses mises en scène et ses juxtapositions. D’une manière similaire à Warburg, dont l’étude de la transcendance, de la persistance et de la transformation des formes produit finalement une étude de la spectralité, Celia Perrin Sidarous fait des tensions et des récits insondables la substance même de sa pratique. Bien qu’intuitivement perceptibles, les spectres présents dans les images de l’artiste surgissent de l’interaction entre formes et matières.

L’idée selon laquelle les objets peuvent révéler des spectres dormants ou des traces invisibles de l’histoire, de la culture et de la société peut être comprise comme une sorte de pensée magique, dans la mesure où la magie permet la reconnaissance et l’interaction de forces invisibles ou de réalités cachées. La magie, comme la sémiotique, admet la polyphonie et les multiples influences qui imprègnent les choses et les contextes dans lesquels elles évoluent. En travaillant l’objet et l’archive dans le but d’en faire émerger des histoires invisibilisées, qu’elles soient individuelles ou collectives, Celia Perrin Sidarous plante en nous l’idée d’une matérialité qui se voit renouvelée par sa pratique du spectre. La production de fantômes serait, d’après Jacques Derrida, une réponse à « […] une incorporation paradoxale. Une fois l’idée ou la pensée (Gedanke) détachées de leur substrat, on engendre du fantôme en leur donnant du corps. Non pas en revenant au corps vivant dont sont arrachées les idées ou les pensées, mais en incarnant ces dernières dans un autre corps artefactuel, un corps prothétique […]5 ». Le fantôme serait donc une idée à laquelle a été donné un corps qui n’est pas le sien : le résultat d’une transfiguration forcée, l’adjonction d’une idée à un corps qu’il désigne comme artificiel. C’est précisément cette dynamique de production spectrale qu’exploitent les compositions de Celia Perrin Sidarous. Les installations et les photographies produites par l’artiste impliquent directement le poids de l’histoire, et rendent licites ses fantômes — une charge qui se voit décortiquée par la réunion parfois incongrue d’objets de différents statuts et de divers registres. Car une approche constellaire de la matérialité, telle que Benjamin l’entend, engage immanquablement le processus spectrogène que définit Derrida. Cette part invisible de hantise devient perceptible au travers des rencontres évocatrices d’archives orchestrées par Perrin Sidarous.


UNE MAGIE DE LA CHOSE


Ces archives sont finalement conjurées comme pièces à conviction, deviennent les éléments sensibles qui viennent prouver les potentialités sibyllines de toute matière. L’objet, pour Perrin Sidarous, dépend d’un système symbolique sous-jacent ; une nappe phréatique de sens qu’elle explore et topographie. En faisant suinter les récits passés hors des choses, elle participe à la visibilisation de ces traces innommables qui nous informent sur les effets réducteurs d’une institutionnalisation de la matière, de l’histoire et de la mémoire6. Comme la sorcellerie, la pratique de l’artiste permet d’investir et de matérialiser des régimes qui, autrement, demeureraient invisibles. Ses assemblages induisent une lecture apotropaïque7 : ses installations, comme autant d’autels, projettent notre rapport à l’objet au cœur d’une bien plus vaste constellation. 

1 En allemand, « cabinet de curiosités » ou « chambre des merveilles ».

2 Andrea Krauß, « Constellations : A Brief Introduction », dans MLN, Vol. 126, no 3 (Avril 2011), p. 439-445.

3 Théorie des mécanismes de perception et d’interprétation de signes et de stimuli individuels dans un rapport à la forme globale.

4 Celia Perrin Sidarous, Conversation entre l’artiste Celia Perrin Sidarous et la restauratrice Anne MacKay (Montréal, Musée McCord, 2019), 0 min. 43 sec.

5 Jacques Derrida, Spectres de Marx (Paris : Éditions Galilée, 1993), p. 202.

6 Achille Mbembe, « The Power of the Archive and its Limits », dans Refiguring the Archive (Dordrecht : Kluwer Academic Publishers, 2002), p. 19–26.

7 Qui détourne les mauvais sorts et influences maléfiques. Plus largement, quelque chose au potentiel magique.