Les mots peuvent précéder la réalisation d’une œuvre ; s’ensuit le besoin de les traduire dans la matière, de les poser dans un espace et de les mettre en scène dans une matérialité – dans ce cas-ci, installative. Les œuvres de Barbara Claus naissent avant tout par des idées notées dans un carnet. Avec les mots, elle donne naissance à une forme, à une installation, à un projet.

Dans son exposition Tout est si limpide, immaculé (2021)1, l’artiste matérialise les mots par des lettres en trois dimensions, moulées en savon fait de produits naturels. Ces lettres moulées sont posées au sol et forment des mots, pour la plupart difficiles à prononcer ou à décoder. Des mots-matières qui, dans leur complexité, gardent leur part de mystère. Des mots qui énoncent des substances chimiques invisibles à l’œil nu et souvent inodores, insidieusement infiltrées dans le fleuve et dans nos rivières : imidaclopride, terbuthylazine, avermectine. « Fabriquer ces lettres/mots en savon c’est un peu comme vouloir matérialiser des noms de produits chimiques invisibles dans l’eau », écrit l’artiste. La transparence du savon fait écho à l’invisibilité de ces substances.

L’interprétation de sens est inhérente au langage. « Valéry affirmait sans ambages qu’une œuvre d’art n’appartient pas à son auteur2. » Sommes nous foutues, peut-on lire en grosses lettres majuscules en savon appuyées au bas d’un mur de l’exposition. Claus utilise ces mots au sens ouvert. Pour l’artiste, foutues, au féminin, traduit la voix des rivières. D’autres interpréteront l’affirmation au féminin, selon leur expérience et leur perspective. De ces multiples déploiements de sens, l’essentiel du questionnement demeure : Sommes nous foutues, sans point d’interrogation.

Vue de l’exposition Tout est si limpide, immaculé de Barbara Claus (2021) CIRCA art actuel, mai 2021 Photo : Jean-Michael Seminaro
Vue de l’exposition Tout est si limpide, immaculé de Barbara Claus, avec la collaboration de Dylan Duchet, artiste verrier (2021) CIRCA art actuel, mai 2021. Photo : Jean-Michael Seminaro

L’ESPACE POUR DIRE

La présence des mots est aussi sonorité : ils enveloppent, s’infiltrent dans nos pensées, emplissent un lieu. Dans la trame sonore de l’exposition, la voix de la poète Shauna Indira Beharry prononce, avec difficulté, ces mots dont le sens nous échappe : imidaclopride, acide aminométhylphosphonique, chlorpyriphos-éthyl, clothianidine, thiaméthoxame, etc.

Dans la foulée des sens multiples, les mots demeurent un moyen de nommer. Matières dans une installation, ils deviennent vecteurs d’une pensée, d’une critique ou d’une volonté de sensibiliser. Dans les œuvres de Claus, les mots dénoncent, révèlent, mettent en lumière l’énormité de la situation écologique actuelle. Par cela, son œuvre rejoint « l’éco-art d’aujourd’hui [qui] doit nourrir la réflexion future », comme formulé par Paul Ardenne dans son livre Un art écologique – Création plasticienne et anthropocène (2019, p. 191). Pour cet auteur, l’objectif est désormais de créer « [une] forme d’art qui est une formule d’avertissement » (p. 193). L’exposition Tout est si limpide, immaculé a pris forme dans cette urgence de dire, ressentie par l’artiste. Celle-ci choisit un angle factuel et aborde la question écologique avec raffinement. En nommant les substances chimiques, elle interroge implicitement leur utilisation. Son œuvre est un cri du cœur pour l’environnement : elle raconte le fleuve, la rivière, le puits et ce que cache leur limpidité, dans un geste formel et sans lyrisme. L’eau dans les vasques de verre, teintée de bleu, dénonce cette culture de l’apparence bien présente dans notre civilisation occidentale. Son discours s’articule dans une mise en espace pleine de finesse et d’intelligence, dans la subtilité et le détail. L’expression formelle et le discours coexistent. Le concept n’éclipse pas la forme. La récolte de l’eau du fleuve, de l’eau du robinet à Montréal et de l’eau de source de Wentworth, et les résultats de leurs analyses, s’intègrent dans la mise en espace.

L’usage des mots est de plusieurs natures ; dans l’ensemble de cet énoncé artistique, on découvre leur aspect informatif, évocateur, leur appartenance à un domaine spécialisé, leur sonorité, leur matérialité.

Vue de l’exposition Tout est si limpide, immaculé de Barbara Claus (2021) CIRCA art actuel, mai 2021 Photo : Jean-Michael Seminaro
Vue de l’exposition Tout est si limpide, immaculé de Barbara Claus, avec la collaboration de Dylan Duchet, artiste verrier (2021) CIRCA art actuel, mai 2021. Photo : Jean-Michael Seminaro

FINALITÉ DES GESTES

Le temps s’impose comme marqueur de sens. Les mots n’y échappent pas. L’œuvre Tout est si limpide, immaculé se glisse dans la temporalité des jours et se transforme au passage des gens. Pendant la durée de l’exposition, des lettres sont retirées, emportées par les visiteurs. Ainsi, les mots s’effilochent et perdent leur sens premier. Orphelins de lettres, ils deviennent des bribes de leur signification première. Leur complexité en est exacerbée et leur étrangeté est mise au premier plan. La dissolution est abordée au sens physique – « la finitude de l’homme3 » mentionnée par Foucault. C’est la dissolution du sens et celle de la matière qui poursuivront leur destin. À l’utilisation, les savons-lettres s’effaceront et perdront leur matérialité. Des « lettres-tombeaux », dit l’artiste. Ils évoquent la nature temporaire et fragile de notre environnement, de notre corps, de notre humanité. « Car il faut bien à nouveau interroger le sens de la dissolution du sujet, non plus pour réaffirmer l’objectivité des sciences humaines contre une philosophie trop subjectiviste, mais pour faire face aux défis d’une catastrophe écologique qui caractérise de plus en plus notre présent4. »

ÉNONCER POUR AGIR

Créer et nommer pose toujours la question du déversement dans le réel. Dans son souci pour l’environnement, Barbara Claus se préoccupe de la cohérence entre le propos et le geste. La matière première de son œuvre est vouée à la disparition, laissant peu de traces et ayant peu d’impact environnemental. Elle considère comme préoccupant l’attachement aux objets et ne veut pas que l’œuvre se fige dans une forme définie. « Lorsque l’œuvre devient un objet de consommation, cela devient problématique », dit-elle. Tout comme la parole, elle la veut façonnée au fil des rencontres. L’artiste fait ainsi appel aux savoirs des autres dans la concrétisation de son installation. Sébastien Sauvé, professeur en chimie environnementale, a validé les noms des produits chimiques présents dans le fleuve. Les vasques de verre soufflé sont fabriquées par un artiste verrier. Le texte de présentation de l’exposition se donne à lire en deux poèmes de Shauna Indira Beharry. Des mots vivants qui reprennent l’idée de l’ouverture de sens. La collaboration est donc matière de l’œuvre. Les mots, le geste et leur pouvoir de dire pour tenter d’échapper à la dissolution de l’histoire.

« Tout est si limpide, immaculé, avec toujours la mort en arrière-plan. » – Barbara Claus 

L’exposition de Barbara Claus, en conversation avec Shauna Indira Beharry et Sébastien Sauvé, a été présentée au centre d’artistes CIRCA art actuel du 15 mai au 14 août 2021.

Préface d’Emmanuel Jacquart, dans Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, Folio théâtre (Gallimard, 1993 [1954]), p. 16.

3 Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines (Gallimard, 1966) p. 352.

4 Frédéric Keck, « Dissolution du sujet et catastrophe écologique chez Lévi-Strauss », dans Archives de Philosophie, tome 76, n° 3 (2013), p. 375-392.