Les climats intérieurs et extérieurs : faire face à l’urgence climatique dans les musées
Que signifie rendre un musée durable ? Le terme « développement durable » a été utilisé pour décrire la santé à long terme du secteur muséal – autrement dit, comment garantir que les musées demeurent viables dans un avenir qui nous est inconnu ? Aujourd’hui, alors que l’incertitude future est affectée par les enjeux des changements climatiques, le développement durable est lié de façon grandissante à une vision plus verte du secteur. L’intérêt accru pour le développement durable est en partie lié à l’urgence climatique qui a été mise en évidence avec des situations de crise très médiatisées, telles que les inondations de nombreuses galeries à New York suite à l’ouragan Sandy en 2012, et en 2019, le feu de forêt aux abords du Getty Center en Californie, qui a mis à rude épreuve les défenses de l’institution face à ce genre de catastrophe1.
Les situations d’urgence ont tendance à capter notre attention : il devient de plus en plus clair que le développement durable du secteur muséal dépend de la façon dont on fait face et dont on répond aux effets d’un monde pris dans les affres des changements climatiques. Mais comment dépasser le simple discours sur les conditions météorologiques pour aborder les causes injustes, sous-jacentes et persistantes, ainsi que la répartition encore plus injuste des effets de ces bouleversements ? Au Center for Sustainable Curating (CSC) situé à la Western University de London en Ontario, nous suggérons que pour comprendre et répondre aux changements climatiques et aux pratiques muséales durables, seule une approche holistique centrée sur la justice, peut aborder les conditions météorologiques extérieures et les climats – historiques, actuels et futurs – intérieurs2.
Avant d’explorer cette proposition plus en détail, une mise en garde s’impose : ce court texte se concentre sur les grands musées disposant de salles publiques (galeries) et d’espaces privés (conservation, entreposage, bureaux), qui comptent de nombreux départements et collections, et qui maintiennent des standards de température et d’humidité dans les salles. L’article met de côté les biennales artistiques et le circuit des foires qui rencontrent des enjeux majeurs en matière d’empreinte carbone pour le transport des œuvres et des publics. Nous ne prenons pas non plus en compte les petits musées, les centres d’artistes autogérés et les galeries commerciales, même s’ils sont souvent à l’avant-garde en matière de pratiques durables, créées en réponse aux enjeux fiscaux et à la nécessité de faire plus avec moins. Il est plus facile d’exposer l’écologie actuelle des pratiques muséales durables à partir de plus grandes institutions – celles qui consomment le plus d’énergie et qui génèrent la plus grande quantité de déchets.
Dans son récent livre Still Life: Ecologies of the Modern Imagination at the Art Museum (2020), Fernando Domínguez Rubio dirige son attention sur le Musée d’art moderne de New York. Bien que son objectif soit de démontrer que les objets d’art sont présentés aux publics seulement grâce à de constantes interventions, il fournit en plus un exceptionnel survol détaillé des impacts matériels des musées, et démontre comment ils naviguent les frontières poreuses entre les environnements intérieurs et extérieurs. Rubio parle ainsi des objets d’art sur les murs des musées : « plutôt qu’un changement et une transformation, nous voyons une stabilité et une permanence. Plutôt que la circulation des objets, nous voyons leur repos infini3. » Ce sont des processus qui requièrent des interventions sans fin : le retrait des impuretés et le contrôle des températures et des taux d’humidité retreints par des systèmes CVC et de climatisation dispendieux, la surveillance incessante des insectes et d’autres vies animales, la conservation constante d’importantes œuvres d’art exposées à la lumière et à l’air, la rédaction de contrats juridiques détaillés qui suivent les intentions des artistes, ainsi que la création et l’entretien de conditions d’entreposage particulières qui enferment le monde réel à l’extérieur. Dans un passage éclairant, Rubio souligne que la consommation énergétique des installations new-yorkaises d’entreposage du MoMA « est en fait plus élevée que celle d’un grand hôpital…, ce qui veut dire que de garder vivantes des œuvres d’art requiert plus d’énergie que de prendre soin de corps humains4. » Sans même prendre en compte le cycle des changements d’expositions, le transport des œuvres et les déplacements du personnel et des publics, l’existence même des musées est une proposition extractive. Et plus les feux de forêt, les inondations, les ouragans, les coupures de courant et même les particules polluantes ainsi que la poussière que font entrer les publics menacent les œuvres d’art et les artéfacts jugés dignes de protection, plus il faut d’énergie pour les protéger.
Bien que Rubio n’affirme pas cela, l’utilisation continue et croissante des ressources dans les musées est certainement liée à leur passé extractiviste5. Au cours des dernières années, les organes de gouvernance des musées ont élaboré des politiques et des lignes directrices générales pour le développement durable s’adressant aux institutions. Celles émises par le Conseil international des musées suite aux objectifs 2030 de développement durable des Nations Unies se concentrent sur « la protection et la sauvegarde du patrimoine naturel et culturel ou encore le soutien à la recherche, à la participation culturelle et à l’éducation, pour le développement durable6. » De telles avancées sont louables et ont mené à l’implantation de stratégies de réduction de l’énergie (par exemple, la mise en place de panneaux solaires, de systèmes d’eaux grises, de compostage des résidus de cafétéria, ainsi que de nombreuses expositions et programmations consacrées aux changements climatiques). Néanmoins, une approche holistique centrée sur la justice irait bien au-delà de la protection et de l’éducation et demanderait comment relier le travail actuel en faveur du développement durable aux injustices passées perpétrées par les musées. L’objectif serait de les utiliser comme un espace avec lequel travailler et de comprendre de quelles façons les constellations qui semblent déconnectées en surface (pour ne citer qu’un exemple : la collection d’objets autochtones, la construction de pipelines et les feux de forêt) sont profondément interreliées7.
Prenons l’exemple de la signalétique en vinyle. L’utilisation de vinyle souple ou d’autres formes de plastique est omniprésente dans le secteur muséal parce que cela est abordable, facile à installer et à retirer, et d’aspect professionnel. Le vinyle a possiblement permis la présentation d’une grande quantité d’information dans les espaces muséaux, et est ainsi en partie responsable de l’avènement d’une muséologie et d’une programmation critiques à l’intérieur des cubes blancs. Mais la signalétique réalisée avec du plastique en général et particulièrement avec du vinyle PVC, est aussi reliée de près au plaidoyer de la chercheuse en plastiques Max Liboiron (2021) voulant que la pollution soit du colonialisme et représente le droit permanent des colons au territoire. La présence du vinyle n’est inoffensive qu’en apparence puisque sa production inclut notamment l’extraction des énergies fossiles et la création en usine de nombreux polluants chimiques toxiques comme la dioxine, l’acide hydrochlorique et le chlorure de vinyle ; l’émanation de phtalates, des perturbateurs endocriniens, dans la fabrication et l’utilisation du vinyle, ainsi que la lixiviation finale de polluants organiques persistants suivant sa brève utilisation dans le musée8. Attirer notre attention sur le carbone9 qui se trouve dans la matérialité du vinyle est un pas crucial pour comprendre le rôle que quelque chose d’aussi omniprésent et commun que la signalétique joue dans les enjeux plus larges du développement durable.
Une question tout aussi importante, mais pratique, est celle de ce qui vient après. Le CSC est en accord avec le Synthetic Collective10 en affirmant que forme et contenu sont liés. En ce sens, les murs n’ont pas besoin d’être repeints, les trous dans les murs ne doivent pas être réparés, les infrastructures des galeries (les socles, les murs amovibles et les autres éléments) peuvent et doivent être réutilisées aussi souvent que possible, l’impact de la consommation d’énergie des appareils numériques doit être évalué et l’équipement acheté doit être à l’épreuve du temps pour contrer l’obsolescence. Pour le CSC et le Synthetic Collective, la visibilité donnée à de telles approches dirige l’attention sur leurs politiques sous-jacentes. Par contre, l’esthétique d’un commissariat faible en carbone n’est actuellement pas une pratique reconnue, et pour cette raison, de nombreuses stratégies sont vues comme étant situationnelles plutôt que comme redéfinissant le champ. De la même manière, il serait désastreux que de telles stratégies ne deviennent qu’une tendance esthétique qui peut être remplacée quand une nouvelle idée émerge. En prenant en considération ce type de questions, des institutions comme le Museum of Vancouver ont expérimenté l’utilisation de matériaux compostables et biodégradables pour leurs cartels, en imprimant par exemple avec des encres végétales sur du papier couché d’argile, dans la recherche d’une intégration subtile de matériaux à faible production de déchets et à faible impact dans les opérations quotidiennes d’une institution majeure.
Que veut dire rendre une institution durable ? De toute évidence, il n’y a pas qu’une seule réponse ; il y en a plusieurs. En réalité, la multiplication des questions nous permet d’approfondir les actions, sinon les solutions, en mettant en lumière le rôle que les musées peuvent jouer en faisant face à une myriade d’environnements changeants.
Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise de cet article est publiée sur viedesarts.com
1 Ce ne sont que deux exemples très connus. À l’échelle mondiale, incluant au Canada, de nombreux musées et sites patrimoniaux naturels et culturels sont sous la menace de feux, d’inondations, de pluies, de changements de température drastiques et d’ouragans.
2 Cette phrase est un clin d’œil au travail de Christina Sharpe sur les atmosphères anti-noires, comme décrites dans son livre In The Wake: On Blackness and Being (Durham, NC : Duke University Press, 2016). Le CSC collabore régulièrement avec d’autres groupes qui s’intéressent aux musées et aux développements durables afin d’en retirer des enseignements, tels que Ki Culture, Creative Green, STiCH, Art/Switch, et la Gallery Climate Coalition. Voir aussi www.sustainablecurating.ca.
3 Fernando Domínguez Rubio, Still Life: Ecologies of Modern Imagination in the Art Museum (Chicago : University of Chicago Press, 2020), p. 7. 4 Ibid. p. 165
4 Ibid., p. 165.
5 Voir aussi Max Liboiron, Pollution is Colonialism (Durham, NC : Duke University Press, 2021), exploré plus en profondeur dans la deuxième partie de l’article.
6 Henry McGhie, « Les Objectifs de développement durable : aider à changer le monde grâce aux musées », Conseil international des musées, 21 janvier 2020, https://icom.museum/fr/news/les-objectifs-de-developpement-durable-aider-a-changer-le-monde-grace-aux-musees/
7 Voir Kirsty Robertson, « When the Land Comes First: Oil, Museums, and (Missing) Protest », dans Tear Gas Epiphanies: Protest, Culture, Museums (Montréal et Kingston : McGill-Queen’s University Press, 2019), p. 182-218.
8 Liboiron, Pollution is Colonialism, op cit., particulièrement p. 100-102.
9 Je remercie Deborah Wang de m’avoir fait connaître ce terme qui est plus souvent utilisé en design et en architecture qu’en muséologie, et qui fait référence au carbone émis durant le cycle de vie complet des matériaux de construction, de leur fabrication ou récolte jusqu’à leur dégradation.
10 Synthetic Collective, A DIY Fieldguide for Reducing the Environmental Impact of Art Exhibitions, 2020, https://syntheticcollective.org/fieldguide/. En toute transparence, je suis membre de Synthetic Collective avec qui le CSC travaille régulièrement.