Il est ardu d’écrire sur le travail de Sanaz Sohrabi. Non seulement en raison de ses couches contextuelles et théoriques, mais aussi parce que tout ce que je pourrais dire, elle l’a déjà dit ailleurs avec beaucoup plus d’éloquence et de poésie. Lorsque j’ai rencontré Sohrabi par Zoom, elle était au Royaume Uni, plongée dans les archives de l’entreprise British Petroleum pour sa recherche. Elle travaillait sur le deuxième film d’essai d’une série de trois qui constitue une partie de son travail doctoral où elle examine l’utilisation stratégique des technologies visuelles dans la mobilisation du pétrole à des fins sociales et politiques entre 1950 et 1980, un moment historique très dense pour l’Iran.

Au cours de cette période, les histoires interreliées du pétrole, du nationalisme, des luttes ouvrières, de la révolution et une tentative maladroite de décolonisation à partir de la souveraineté des matières premières étaient à leur apogée1. Lorsqu’elle parle, on sent l’urgence dans sa voix et son débit et cela nécessite une attention particulière pour retenir toute l’information.

L’histoire du pétrole iranien est celle d’une exploitation et d’un colonialisme économique mis en œuvre principalement par l’Anglo-Iranian Oil Company contrôlée par les Britanniques, qui devient en 1954 la British Petroleum (BP) et qui fonctionne comme un consortium jusqu’en 1979, lorsque toutes les entreprises privées sont expulsées du pays et que l’industrie pétrolière est entièrement nationalisée2. Le pétrole, un produit litigieux qui a nécessité des ententes territoriales complexes avec le peuple autochtone Bakhtiari et des négociations politiques avec le gouvernement iranien pour son extraction, repose sur le pouvoir des images pour fabriquer le consentement à ses opérations. L’intense représentation des activités de BP à travers les photographies et les vidéos résulte en une vaste et troublante archive qui en propage une vision aseptisée minutieusement élaborée. Sohrabi décrit l’expérience qu’elle a vécue en travaillant avec ces documents comme « horrifiante… si l’on pense à la documentation d’une destruction et à la façon dont on peut méticuleusement en observer le processus3. »

(Photo) Philippa Langley

Sohrabi aborde les archives avec une rigueur intellectuelle, mais son approche demeure artistique. Elle s’intéresse à voir autour et à travers le récit précis présenté par BP tout en étant très consciente de sa posture dans ce continuum des regards que symbolisent les archives – une double contrainte lorsque l’on travaille avec des images problématiques. Si la photographie est une extension et une commémoration d’une vision personnelle, nationale, d’entreprise ou coloniale, qu’est-ce que regarder ces documents signifie ? L’idée sous-jacente à son œuvre est que les archives de BP, bien qu’appartenant et étant dirigées par une entreprise privée, façonnent concrètement une vision et une histoire coloniales de l’occupation économique de l’Iran (ce que l’historien allemand Jürgen Osterhammel nomme une « colonie d’exploitation »). Dans le premier film d’essai où elle travaille avec ces archives, One Image, Two Acts (2020), Sohrabi analyse assez précisément les façons dont l’Iran, bien que n’ayant pas été officiellement colonisée par la Grande-Bretagne, y était liée par le capitalisme pétrolier et était fortement perturbée par une gamme complète d’outils, incluant notamment l’occu­pation pour la protection des ressources durant la Deuxième Guerre mondiale ; un coup d’État coordonné avec les États-Unis en 1953 ; et un embargo sur le pétrole dévastateur de 1951 à 1953 (les deux dernières actions pouvant être perçues comme une punition en réaction à la nationalisation de l’industrie pétrolière iranienne). Alors que le contexte spécifique de l’Iran est énormément mis de l’avant dans son récent travail, Sohrabi s’intéresse également à certains enjeux plus larges de l’art contemporain qui touchent aux récits de la photographie et des archives – de quelles manières les images, formées par la personne qui regarde et par la façon dont elle regarde, valsent entre la création de réalités et les réactions à celles-ci ; quels récits sont présents et lesquels sont absents ; ainsi que d’autres traces en apparence banale, telles que les décisions et les catégorisations organisationnelles.

Si réfléchir au pétrole et à ses représentations est relativement nouveau pour Sohrabi, l’approche avec laquelle elle le fait ne l’est pas. En regardant les archives de ses œuvres vidéo, quelque chose qu’elle a évoqué durant notre conversation a commencé à prendre tout son sens. Pour Sohrabi, ce qu’il manque dans le spectre de la recherche abordant cette période de l’histoire iranienne, c’est la sensibilité d’un artiste – qui « examine les images », qui voit ce qui ne s’y trouve pas et qui réfléchit au processus même du regard. Judicieusement, alors que je me retrouvais à examiner ses œuvres à la recherche d’indices qui expliqueraient comment elle est arrivée à ce point particulier de sa pratique, j’ai pris part à cet échange de regards qui préoccupe tant Sohrabi. En regardant Auxiliary Mirrors de 2016, je me suis souvenue qu’elle avait mentionné que son incursion dans cette réflexion sur le pétrole avait commencé par une fixation sur la guerre des pétroliers qui a eu lieu entre l’Iran et l’Irak de 1984 à 1988, et qu’elle cherchait de façon obsessive toute, mais vraiment toute, la couverture sur le sujet. Dans One Image, Two Acts, le processus de cette observation « obsessive » n’est pas explicite ; avec Auxiliary Mirrors cependant, j’ai commencé à mieux comprendre sa méthode. Sohrabi entame son film par l’image d’un coup de tête tristement célèbre : le joueur de soccer français Zinédine Zidane renverse le défenseur italien Marco Materazzi dans un geste qui met fin à sa carrière. Elle décrit avoir cherché des images de l’événement prises de tous les angles imaginables, traquant dans chacune d’elle le positionnement du public, des autres caméras, et ainsi de suite, en fouillant pour trouver des indices dans chacun des plans qui la mèneraient jusqu’à identifier l’existence possible d’un autre plan. Fidèle à sa démarche, ce film ne porte pas sur Zidane, mais sur le processus de regarder les images et de négocier avec leur existence.

Vue de l’exposition Hiding in Plain Sight: Archives of Oil de Sanaz Sohrabi (2021) ; Centre Clark ; Photo : Mico Mazza et Sanaz Sohrabi ; Courtoisie de l’artiste

Tout comme Zidane n’est finalement pas le véritable sujet d’Auxiliary Mirror, le pétrole n’est pas réellement celui de One Image, Two Acts ; Sohrabi souligne plutôt la nature essentiellement inoffensive de la matière elle-même, en mettant l’accent sur son statut de substance sociopolitique, dépendant du rôle et de l’utilisation de la vision pour perpétuer sa valeur. Dans ses mots : « L’image du pétrole est devenue tout aussi instrumentale que la matière elle-même4. » L’image unique à laquelle fait référence le titre – celle du pétrole – varie en « deux actes ». Dans le « premier acte », le pétrole est visuellement construit comme un symbole de progrès, de modernité, et de tout ce qui est beau et joyeux. Les loisirs, sous toutes leurs formes, deviennent synonymes d’avancées dans le domaine du pétrole ; la vie heureuse est possible seulement grâce à son extraction et à sa circulation. Des piscines sont construites et leur usage amplement photographié et filmé. Des cinémas sont érigés en masse, et on y joue la vision festive de la pétromodernité5 aux travailleurs et travailleuses qui, comme Sohrabi l’indique poétiquement, deviennent « le public de leur propre activité6. » Dans « l’acte deux », les images sont davantage utilisées par l’État, révélant les impressions d’un large éventail d’Iraniens et d’Iraniennes qui vivent les réalités des effets dévastateurs du pétrole sur leurs territoires, leurs eaux, leur politique d’autonomie et sur leur tissu social. Ici, le pétrole, qui passe d’un produit sous contrôle colonial à un produit sous contrôle étatique, n’est pas désavoué. Le message diffusé pour assurer son exploitation continue est plutôt que cette « matière indisciplinée » est là pour rester et qu’un travail constant est exigé pour la maîtriser. Vivre avec le pétrole signifie que « les feux incontrôlables et la violence du forage (sont maintenant) tissés à même le territoire7. »

Pour Sohrabi, les liens entre la caméra, l’archive et le pétrole sont multiples. La lentille extractive de la caméra se matérialise dans la photographie ou le film, et l’archive représente le genre d’excès encouragé par le pétrocapitalisme, dans lequel « l’espace et l’image deviennent deux outils de contrôle8. » Partant de cette prémisse, One Image, Two Acts, et plus largement sa recherche, offrent à la fois un regard raisonnable sur des facteurs complexes qui comprend la prise en compte de l’Iran face à l’exploitation de ses ressources – un processus que nous voyons de près au Canada alors que le colonisateur est le colon qui n’est jamais parti – ainsi qu’une emprise poétique sur les archives et leur portée. Au-delà de l’information, Sohrabi est extrêmement précise dans sa sélection et son utilisation des images et des textes, elle construit un langage cinématographique mature qui entrelace de façon inséparable le personnel, le politique, le poétique et le théorique. 

Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise est publiée sur viedesarts.com.

1 L’utilisation de ce terme dans la pratique de Sohrabi vient de l’historien Christopher R. W. Dietrich – précisément de son essai « “ Arab Oil Belongs to the Arabs ”: Raw Material Sovereignty, Cold War Boundaries, and the Nationalisation of the Iraq Petroleum Company, 1967–1973 », dans Diplomacy and Statecraft, vol. 22, nº 3 (2011).

2 Il est bien de noter l’importance de la nationalisation du pétrole iranien, à la fois pour l’Iran et pour ceux et celles qui dépendent de l’extraction de ses ressources, mais aussi pour soutenir l’idée d’une décolonisation des ressources.

3 J’aimerais remercier Sanaz Sohrabi d’avoir partagé sa vision de son travail avec moi. Toutes les citations de cet article proviennent de la discussion que nous avons eue en août 2022.

4 Sanaz Sohrabi, One Image, Two Acts, film d’essai, 2020.

5 Mona Damluji, l’une des références de Sohrabi pour ce projet, résume le lien entre la fabrication des images et la construction de la pétromodernité en ces termes justes : « Au fil du siècle dernier, des films et des photographies mis en scène à la demande des bureaux de relations publiques des entreprises pétrolières, ont emprunté les canaux habituels de la publicité, des cinémas, des écoles, des expositions industrielles et des réseaux sociaux afin que l’histoire du pétrole soit assimilée sans entrave à celle de la modernité ». Voir Mona Damluji, « Chapter 8. The Image World of Middle Eastern Oil » dans Hannah Appel, Arthur Mason et Michael Watts (dir.), Subterranean Estates: Life Worlds of Oil and Gas (Ithaca, NY : Cornell University Press, 2015), p. 147-164.

6 Sohrabi, One Image, op cit.

Ibid.

Ibid.