Provenant d’abord de la nature, les pigments qui produisent les couleurs utilisées par les artistes témoignent de la géologie, de la végétation et du vivant d’un territoire. Les tout premiers pigments faits à partir de terre étaient, bien entendu, utilisés très localement, mais rapidement dans l’histoire, ils ont fait l’objet d’un commerce international. Aujourd’hui, pour des raisons différentes, la plupart des pigments utilisés pour la fabrication de la peinture ou la distribution commerciale doivent être importés. Avec les bouleversements climatiques qui ne font que s’accentuer, peut-on envisager une production et une transformation locale des pigments ? Comment s’ancrer un peu plus dans le territoire auquel on appartient ?

QU’EST-CE QU’UN PIGMENT ?

Les pigments sont les substances qui donnent leur couleur aux peintures, aux encres et aux teintures. Ils proviennent de matières naturelles (roches, terre, végétaux et même insectes) ou synthétiques (c’est au milieu du XIXe siècle que les progrès en chimie font naître ce nouveau type de pigments). Les pigments utilisés pour faire des encres et des teintures sont solubles afin de pénétrer les fibres des tissus ou des papiers, et ce sont des végétaux qui sont le plus souvent utilisés. Les pigments insolubles sont généralement transformés en poudre, à laquelle on ajoute un liant afin d’en faire une peinture – anciennement, on ajoutait de l’œuf ou une matière grasse ; aujourd’hui, on ajoute une huile siccative ou encore des gommes naturelles. Les pigments insolubles se divisent en deux grandes familles : organique, qui sont des composés chimiques provenant du carbone, et inorganique, qui sont faits à partir de métaux. L’utilisation de végétaux est désormais très rare pour la peinture, car à la base, les pigments solubles doivent passer par un processus d’insolubilité. D’ailleurs, chaque matière première utilisée pour faire des pigments est transformée avec une méthode plus ou moins complexe qui requiert un savoir-faire précis. Vincent Deshaies, fondateur de Kama pigments, qui a répondu à nos questions pour ce texte, précise que chaque couleur possède son propre procédé et que, par exemple, l’entreprise qui fabrique des pigments cadmiums (dont les tons varient du jaune au rouge) ne sait pas comment produire d’autres types de pigments comme les bleus inorganiques phtalocyanines. Ce sont des procédés tellement spécialisés que peu d’entreprises produisent des pigments. Deshaies doit importer à Montréal les pigments bruts qu’il vend ou avec lesquels il fabrique de la peinture à l’huile. Notre idéal d’une production locale de pigments pour la peinture est donc loin d’être réaliste. Même les pigments naturels pour teinture produits à partir de végétaux ou d’insectes qu’il vend proviennent de plusieurs pays comme le Pakistan, le Mexique et l’Inde. C’est, encore une fois, une question de disponibilité des matières et de distribution pour une commercialisation à grande échelle.

COULEURS ET TERRITOIRES DANS L’HISTOIRE DE L’ART

En remontant l’histoire, on constate que les pigments témoignaient d’une géographie précise et étaient prisés pour leur unicité. Il y a 25 000 ans, pour réaliser les peintures rupestres du paléolithique, l’ocre – une roche friable composée d’argile et de fer – était réduite en poudre puis mélangée au sable et à un corps gras ou à de l’eau. À cette époque, on utilisait bien entendu les matières qui se trouvaient à proximité. Mais dès le Ier siècle av. J.-C., le rouge emblématique de la Villa des Mystères à Pompéi est importé d’Espagne. Il provient du cinabre, principal minerai du mercure. Au XVIe siècle, le grana (rouge carmin) est composé de cochenilles – les insectes femelles d’un parasite qui se nourrit de figuiers de Barbarie d’Amérique centrale (Mexique et Honduras). Les Espagnols monopolisent son commerce pour faire rouler l’entièreté de leur économie. En 1578, c’est soixante-douze tonnes de cochenilles qui arrivent à Séville pour être distribuées à travers l’Europe et jusqu’au Moyen-Orient. À une certaine époque, la teinture pourpre marine vaut plus cher que l’or. On retrouve ce pigment, qui provient de la sécrétion des muricidae (mollusques gastéropodes), en Asie mineure et en Grèce. Au Ier siècle, les Phéniciens établissent un réseau commercial et de production autour de la Méditerranée avec Tyr comme plaque tournante. Un dépôt près de Vérone fournit durant des années toute l’Europe en terre verte. Au Moyen-Âge, on trouve enfin une solution pour produire un noir uniforme avec les galles de chêne, des excroissances causées par des parasites, qui se trouvent sur des arbres qui ne poussent qu’en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord1.

Ces exemples démontrent à quel point la rareté a toujours été au cœur de l’industrie du pigment. Jadis, c’était la rareté des matières produisant des couleurs intéressantes, et aujourd’hui, celle des savoir-faire nécessaires à leur transformation pour en faire des produits stables et durables commercialisés à grande échelle.

Dahlia Milon, récolte de fleurs ; Photo : JHA Photographie ; Courtoisie de l’artiste

S’ANCRER DANS SA GÉOGRAPHIE

Une solution partielle – pour la production d’encres et de teintures – se trouve dans une production à plus petite échelle et dans le partage des connaissances. Au-delà d’un regain d’intérêt de certains artistes en art actuel pour l’expérimentation avec des végétaux, il existe des petites entreprises qui utilisent des matières naturelles et locales pour fabriquer et commercialiser des pigments.

Jason Logan, un artiste de Toronto, fabrique des encres à partir de végétaux trouvés dans la ville. Il a acquis les connaissances nécessaires à cette transformation de la nature par ses études – en art, en histoire, en design – et grâce à la transmission de savoir-faire par des architectes paysagistes, des biologistes et des personnes aînées autochtones2. Il cueille, transforme les végétaux et produit des couleurs chez lui avec une technique qu’il a perfectionnée au fil des années. Les plantes réservent parfois des surprises en ne produisant pas nécessairement la couleur qu’elles annoncent, et les couleurs des encres, en n’étant pas fixées par des produits chimiques, se transforment avec le temps. Un art à la fois précis et instable. Logan commercialise ses produits sous le nom de Toronto Ink Company. Très peu de couleurs sont offertes en pot – sumac, curcuma, noisette –, mais en 2018, il a publié un livre sur la fabrication d’encres à partir de végétaux, rendant ainsi accessibles ses connaissances et ses recettes3.

Jason Logan, vue d’atelier ; Courtoisie de Toronto Ink Company ; Photo : Lauren Kolyn

Au Québec, Dahlia Milon, teinturière, cultive un grand jardin de plantes tinctoriales dans le Kamouraska. À partir de celles-ci, elle produit des pigments pour teinture avec par exemple de l’indigo japonais, du rudbeckia ou encore de l’armoise. Elle vend les pigments bruts, ou bien de la laine teinte, ainsi que ses propres créations textiles. Soucieuse de transmettre ses connaissances, elle offre aussi des ateliers. En arrivant dans la région, elle s’est mise à récolter les végétaux qui s’y trouvaient déjà, puis à cultiver des plantes tinctoriales, une façon de bien s’enraciner dans un nouveau territoire.

Ces pratiques sont ancrées dans leur géographie et en harmonie avec celles-ci. Elles nous ramènent aussi à des techniques plus simples et accessibles qui rencontrent, par contre, leurs limites. Car produire localement des pigments signifie se restreindre dans le choix des couleurs – celles-ci seront aussi moins stables, moins résistantes – et dans l’utilisation que l’on peut en faire. 

Dahlia Milon, fabrication de pigments. Photo : Dahlia Milon, Courtoisie de l’artiste.
Dahlia Milon, Pigment d’indigo ; Photo : Dahlia Milon ; Courtoisie de l’artiste

1 Exemples tirés du livre de Stella Paul, L’histoire de la couleur dans l’art (Paris : Phaidon, 2018), 295 p.

2 Voir le texte de sa collaboratrice Lauren Kolyn, « Comment fabriquer de l’encre avec des pigments naturels », Beside (s.d.), en ligne https://beside.media/fr/atelier/comment-fabriquer-delencre-avec-des-pigments-naturels/.

3 Jason Logan, Make ink. A forager’s guide to natural inkmaking (New York : Abrams Books, 2018), 192 p.