De territoires naturels en paysages manufacturés : portrait d’un art rural critique enraciné au nord du 60e parallèle
D’un bout à l’autre du Canada, les territoires ruraux diffèrent. Des petites villes post-industrielles tentent de rebâtir leur économie en investissant le secteur du tourisme, des villages excentrés s’engagent dans un développement écologique et socialement durable, des terres agricoles sont accaparées par des investisseurs étrangers qui misent sur leur rentabilité. Comme l’affirme le collectif d’artistes international Myvillages : « Le rural est multiple et dynamique, il peut être ancré ou détaché d’une géographie, il peut être un état d’esprit ou une identité partagée. […] Même s’il est universel, le rural est différent partout (1). »
Dans son introduction du livre The Rural (2019), Myvillages rejette d’emblée l’hégémonie culturelle de la ville et déclare le rural lieu de production artistique contemporaine. D’un même souffle, il formule le concept d’art rural critique (en anglais, critical rural art) pour désigner les œuvres d’art qui émanent de contextes socioculturels et territoriaux ruraux. Alors que le territoire constitue l’un des aspects du monde rural les plus représentés dans l’histoire de l’art, l’art rural critique va « au-delà du regard du paysagiste et des stratégies de placement interventionnistes du Land Art » pour plutôt cerner des pratiques « qui opèrent depuis les institutions rurales et en collaboration avec les communautés locales. »2 Ces artistes expriment différentes définitions de la ruralité en s’imprégnant du territoire extra-urbain pour créer des œuvres sensibles aux réalités qui l’habitent. Le projet annuel The Natural & The Manufactured (N&M), qui se tient au Yukon, peut être regardé à travers ce prisme car il propose depuis 2005 un espace de recherche, de création et de diffusion consacré aux pratiques artistiques environnementales portées par la spécificité du rural tel qu’il se manifeste au nord du 60e parallèle. À chaque édition du N&M, la communauté de Dawson (en anglais, Dawson City) accueille des artistes qui interrogent son historicité, en lien avec des enjeux comme la prospection, la gestion des déchets, l’appropriation et l’occupation territoriales.
VESTIGES
Pendant que la ruée vers l’or du Klondike bat son plein au tournant du XXe siècle, plusieurs villes champignons poussent le long des chemins menant aux gisements convoités. La ville de Dawson est fondée au confluent du fleuve Yukon et de la rivière Klondike, sur un territoire habité par la Première Nation Tr’ondëk Hwëch’in3. Bien que la ruée vers l’or fût brève, l’industrie minière a poursuivi son développement et continue de marquer le paysage encore aujourd’hui.
Les ruines laissées dans son sillage inspirent l’artiste ontarien Colin Lyons lors de son passage à Dawson dans le cadre de l’édition de 2015 du N&M. Pour son œuvre Time Machine for Abandoned Futures (2015), il marche le long des monticules de gravier avec un détecteur de métal, fouillant les résidus miniers pour en extraire des outils et fragments métalliques rouillés. Les artefacts récoltés sont transportés au sommet du Midnight Dome – un point d’observation où la complexité du paysage se révèle dans le contraste entre la nature sauvage du Nord et l’étendue des champs aurifères marqués par les cicatrices des travaux de dragage. L’artiste y construit une installation in situ faisant office de laboratoire hors réseau dans lequel il vit pendant plusieurs semaines. Son abri est alimenté par une batterie artisanale faite de plaques et d’acide à gravure qui enclenche un processus de nettoyage électrolytique des pièces qui y sont plongées, après quoi l’artiste y grave les marques laissées par des décennies de rouille et d’érosion. Ses gestes ravivent la mémoire des lieux et des fragments qui en sont extirpés, en continuité avec sa pratique qui expose la nature sacrificielle de sites rendus obsolètes une fois dépouillés de leur valeur marchande.
Les récits et les interventions proposées par les artistes au fil des éditions de The Natural & The Manufactured sont endogènes : réalisés en contexte, ils dévoilent l’interrelation qui existe entre les aspects naturels et manufacturiers inscrits dans le territoire.
TOPOGRAPHIE
Ces sites d’extraction minière sont aussi caractérisés par un isolement géographique. Depuis le sentier escarpé de la Chilkoot Trail – qui a longtemps été le principal passage menant à Dawson –, jusqu’à la construction de la Klondike Highway qui facilite l’accès depuis les années 1950, l’éloignement des centres urbains demeure un enjeu territorial important qui apporte encore aujourd’hui plusieurs défis, y compris l’approvisionnement en ressources et la gestion des déchets.
L’artiste métis Max Liboiron s’inspire de la contrainte imposée par les services de transport qui desservent la région éloignée, en préparation de sa résidence au Yukon pour l’édition de 2008 du N&M. Ne pouvant emporter qu’une quantité réduite d’objets dans l’avion de brousse qui l’emmène jusqu’à Dawson, elle délaisse ses matériaux artistiques habituels au profit de matières premières trouvées sur place4. Une fois arrivée, l’artiste visite les sites d’enfouissement situés aux abords de la ville pour y trouver les objets qui formeront son installation Abundance (2008): une réplique miniature de Dawson. Liboiron donne une nouvelle fonction aux détritus qu’elle place soigneusement dans l’espace pour recréer la topographie du paysage sous forme de diorama. Des morceaux de bois et de styromousse forment les façades des bâtiments historiques, des arbres sont façonnés à partir des branches d’un sapin de Noël artificiel, et une série de bouchons de plastique reproduit le tracé des rivières. Autour de cette scène sont érigées les quatre décharges historiques régionales, rappelant l’origine des matériaux rassemblés dans la galerie. Par la revalorisation des déchets à travers leur utilisation en tant que matériaux artistiques, l’artiste souligne leur valeur intrinsèque et invite le public à considérer son propre rôle dans la fabrication du paysage et la production de rebuts en emportant avec lui des morceaux de l’installation.
PROPRIÉTÉ
Au Yukon et en Alaska, les nouveaux arrivants sont appelés cheechako5 et les résidents de longue date sourdough6. Cette distinction met en évidence le temps passé sur le territoire, non seulement en termes de durée mais également en matière d’attachement et de sensibilité, des facteurs essentiels pour acquérir les connaissances nécessaires permettant de survivre au climat subarctique. En tant que cheechako, les artistes qui participent au N&M doivent trouver des façons d’entrer en interaction avec les lieux malgré leur présence limitée sur le terrain.
Pour l’artiste vancouvérois Kevin Michael Murphy, cet effort se traduit par un travail de préparation exhaustif en amont de sa résidence. Ses recherches pour One Square Inch More or Less (2015) ont débuté un an plus tôt, alors qu’il a fait l’acquisition d’une série de titres de propriété pour des terrains d’un pouce carré situés en périphérie de Dawson. Malgré leur apparence authentique, les documents émis dans le cadre d’une promotion orchestrée par la compagnie américaine Quaker Oats à la fin des années 1950 n’ont jamais eu de réelle valeur foncière. La compagnie clame plutôt que leur véritable valeur était basée sur l’attrait romantique d’être propriétaire d’un bout de terre du Yukon. À son arrivée à Dawson, Murphy utilise les actes de propriété comme matériaux pour la réalisation de petites sculptures en papier reproduisant des campements, des bâtiments et de la machinerie typiques de l’époque de la ruée vers l’or. Il localise ensuite chaque parcelle correspondant aux titres de sa collection, avant de s’y rendre pour photographier les sculptures sur leur terrain respectif. Le corpus qui résulte de cette rencontre entre les territoires géographiques et imaginaires révèle les mécanismes d’appropriation à l’œuvre dans la promotion de Quaker, reproduisant les systèmes coloniaux en distribuant des lopins de terre à grande échelle.
SAVOIR-FAIRE
Dans son essai suivant l’édition de 2014 du N&M, l’auteur métis David Garneau suggère qu’inviter des artistes à refléter leur vision du territoire constitue un moyen unique et potentiellement déconcertant d’approfondir le regard d’une communauté sur son milieu de vie. Lors de son séjour à Dawson, Garneau s’aventure dans les sentiers environnants pour cueillir des baies aux côtés de l’artiste métis Dylan Miner, dont le travail explore l’apprentissage et la transmission du savoir-faire autochtone.
Dans Michif–Michin (2014), Miner s’intéresse particulièrement aux capacités physiques et spirituelles des remèdes traditionnels. En jouant sur les similitudes linguistiques entre le mot métis pour la médecine (michin) et celui qui décrit la langue et le peuple métis (michif), l’artiste présente le langage et les herbes médicinales comme étant au cœur de la guérison communautaire. L’installation transporte la flore boréale à l’intérieur de la galerie transformée en salle à manger : une grande table trône au centre de l’espace, des récipients en verre et en bouleau sont alignés sur des tablettes, prêts à recevoir du thé cueilli par l’artiste, et les murs sont ornés de bouquets suspendus et d’une série de gravures sur bois illustrant des plantes telles que l’épilobe, le genévrier et le thé du Labrador. Avant de repartir, Miner active son installation en invitant les visiteurs à le rejoindre dans la galerie pour discuter autour d’une tasse de thé lors de la performance The Elders Say We Don’t Visit Anymore. Tout comme l’indique Garneau : « Ce sont les histoires qui font le territoire7. »
Les récits et les interventions proposées par les artistes au fil des éditions de The Natural & The Manufactured sont endogènes : réalisés en contexte, ils dévoilent l’interrelation qui existe entre les aspects naturels et manufacturiers inscrits dans le territoire. Rompant avec les modes de contemplation de la campagne longtemps favorisés dans la peinture de paysage et la photographie environnementale, ou par l’usage récurrent de la figure du paysan comme motif pour caractériser la ruralité, les artistes ancrent leur pratique dans les spécificités de Dawson. L’art ne représente pas, plutôt qu’il interagit avec les champs aurifères et les sites d’enfouissement, il prend appui sur l’exploitation foncière, il valorise les savoir-faire locaux, transformant temporairement le site en un terrain fertile pour aborder des enjeux coloniaux liés à la gestion du territoire et des ressources du Nord.
(1) Myvillages.org (2019). « Introduction // Rural art is… », The Rural in Documents of Contemporary Art, Londres : Whitechapel Gallery, Cambridge : The MIT Press, p. 12-15, [traduction libre]
(2) Les deux citations sont tirées de Ibid, p. 13, [traductions libres].
(3) La Première Nation Tr’ondëk Hwëch’in inclut des descendants du peuple de langue hän qui vivent le long du fleuve Yukon depuis des millénaires, et d’autres familles descendantes des Gwich’in, des Northern Tutchone et d’autres groupes linguistiques. https://www.trondek.ca/who-we-are
(4) Max Liboiron (2013). Praxis: Using Art to Model Sustainable Economies, Burlington : Fleming Museum, University of Vermont (https://www.youtube.com/watch?v=L8i05inTNd0).
(5) Mot provenant du jargon chinook, chee signifie « nouveau », et chako, « arriver ».
(6) En référence au sachet de levain que les prospecteurs portaient autour de leur cou pendant leur long périple.
(7) David Garneau (2014). « Our Better Natures: Alison Judd, Dylan Miner and Terrance Houle in Dawson City », dans The Natural and The Manufactured. http://naturalmanufactured.com/newnm/?p=1355