La terre comme condition d’adaptabilité dans les travaux de Béatrice Boily, Vincent Biron-Chalifour et Josèphe Landreville
Au cours des dernières années, deux œuvres sculpturales se sont illustrées au Québec comme exemplaires de la relation qu’entretient une jeune génération d’artistes à la notion de territoire. En utilisant la terre, ses imperfections et ses rebuts comme matériaux plastiques, l’artiste Béatrice Boily et le duo d’artistes Pépite & Josèphe (Vincent Biron-Chalifour et Josèphe Landreville) ont élaboré une esthétique de l’imprévisibilité et de l’adaptabilité dans leurs propositions récentes, témoignant d’une préoccupation commune autour d’enjeux écologistes.
En octroyant à la terre la flexibilité d’agir en contexte artistique selon ses propres conditions naturelles, les artistes ont positionné les impératifs du matériau à l’avant-plan de leurs considérations esthétiques. La sculpture, en tant que mode de production artistique, a gagné dans leurs travaux une forme d’adaptabilité et de souplesse. Plutôt que de procéder à la démonstration de rhétoriques environnementalistes par l’entremise du discours, leurs productions s’interrogent sur l’indissociabilité des mondes naturels et anthropiques, de même que leur fragilité et leur spoliation. C’est d’ailleurs dans leur lien implicite avec la terre et le territoire que réside leur caractère écologiste.
L’œuvre Crue de l’artiste interdisciplinaire Béatrice Boily symbolise cette attitude. Présentée en octobre 2019 à la galerie montréalaise GHAM & DAFE, elle consistait en une tonne d’argile crue extraite manuellement du lit du ruisseau Ouimet-Gascon à Terrebonne. L’argile a été présentée en galerie sous la forme d’un cube durant cinq jours, puis redéposée en son lieu d’origine. L’intervention, qui était présentée de pair avec quatre photographies du processus menant à sa réalisation, avait notamment pour objectif d’étudier les divers états matériels que prend la terre selon son lieu d’ancrage. À partir d’un geste poétisant le travail de sculpteur, Boily a également émis un commentaire environnementaliste sur la production d’œuvres d’art en créant une réalisation éphémère et respectueuse des ressources naturelles employées dans sa conception.
Il en va de même pour l’œuvre les tranchées stratigraphiques (2017-) du duo d’artistes Pépite & Josèphe, qui cherche à sauvegarder des rebuts urbains en les superposant en strates dans une installation processuelle. En plaçant la marche au cœur de leur démarche commune, les artistes ont développé l’habitude de collecter plusieurs types de déchets trouvés au sol durant leurs excursions, puis de les intégrer à leurs matériaux d’atelier et de les employer dans la conception de divers projets artistiques. Depuis 2017, ce qui est inutilisé dans d’autres œuvres s’accumule sur les tranchées stratigraphiques avec le temps. Dans un effort de récupération, ils mettent en place un processus minutieux leur permettant de reproduire en atelier le phénomène de sédimentation des sols. Les strates sont amoncelées sur un socle en acier et contenues ensemble par trois tiges de métal. Les tranchées résultant de ce procédé, qui sont actuellement au nombre de deux, rappellent dans leur forme le tableau-objet et permettent une exploration géologique de notre environnement anthropique.
C’est d’abord par l’action concrète que les réflexions des artistes face au territoire sont exposées, un élément de leur pratique qui se traduit dans l’aspect sculptural et processuel des objets employés.
LA TRANSMUTATION DE LA TERRE COMME ATTITUDE ESTHÉTIQUE
Les deux sculptures ont impliqué dans leur création un engagement physique important de la part des artistes. Chez Boily, l’extraction de l’argile s’est effectuée au prix de nombreux risques et efforts physiques. Le travail ayant été accompli durant l’automne, le niveau de l’eau du ruisseau Ouimet-Gascon était élevé et l’artiste devait travailler directement dans l’eau froide. À l’instar d’autres œuvres de l’artiste, Crue impliquait conséquemment une certaine part de labeur manuel, où le corps devait impérativement entrer en contact direct avec la matière. S’il était possible d’extraire l’argile à partir de procédés mécaniques, l’artiste désirait employer une approche autodidacte et minimaliste dans l’avènement de sa démarche, ce qui a aussi favorisé la réalisation d’une série de photographies documentaires mettant en scène le procédé d’extraction de l’argile. Celles-ci montrent le trou creusé au pied du ruisseau qui se remplit progressivement d’une eau grise et terreuse ; sans montrer l’artiste au travail, elles témoignent implicitement de son intervention sur le territoire.
Une fois transportée à l’aide de seaux, la tonne d’argile a été rassemblée et érigée en forme de cube. Un poteau de métal a dû être installé dans le sous sol de la galerie afin d’éviter que le plancher du rez-de-chaussée ne croule sous le poids de la terre. Par son poids et sa forme spécifiques, la sculpture rappelait le caractère anthropique de sa conception. En galerie, les propriétés physiques de la sculpture continuaient leur transformation naturelle sans que d’autres interventions de l’artiste y soient apportées, notamment au travers du séchage graduel de l’argile. Des craquelures firent d’ailleurs leur apparition à la surface du cube, dont l’odeur imprégnait la galerie. Pendant que l’argile exposée prenait une nouvelle forme, l’intervention de l’artiste continuait d’opérer sur le territoire à Terrebonne. L’état du ruisseau fut altéré durant l’ensemble de la période de l’exposition, amenant le geste de l’artiste à prendre lieu en deux endroits distincts.
L’intervention peut être réfléchie comme un commentaire autoréflexif sur l’usage de l’argile dans la tradition sculpturale. Plutôt que de cuire l’argile afin de lui conférer une forme définitive, Boily a cherché à en exploiter le potentiel processuel avant de retourner la matière en son lieu d’origine, invitant par extension à une réflexion sur l’exploitation du sol entreprise par les sociétés humaines.
Pour le duo Pépite & Josèphe, les manipulations menant à la décomposition manuelle des rebuts d’atelier s’effectuent aussi lentement et au prix de nombreux efforts physiques. Les artistes doivent consacrer chaque mois un nombre important d’heures à la transformation des matériaux récupérés, un élément de leur processus qui rappelle l’importance des efforts logistiques déployés par nos sociétés dans la transformation des déchets. Chaque matériau intégré entraîne son lot de défis techniques selon la nature de ses qualités plastiques ; d’autre part, chaque strate dont sont composées les tranchées évoque une période de la production des artistes.
La nécessité d’organiser leurs rebuts d’atelier ressurgit de manière récurrente dans leur pratique. Ils tiennent tous deux à une discipline rigoureuse dans l’élaboration des tranchées stratigraphiques, qui leur ont jusqu’ici permis de ne rien retourner à la rue depuis la naissance du projet. Tout en poétisant par un contact implicite le rapport qu’ils entretiennent avec les rebuts issus des sphères domestiques ou industrielles, l’œuvre s’offre aussi comme une réflexion sur le temps et le travail de l’artiste.
En prenant soin eux-mêmes de leurs déchets d’atelier, Pépite & Josèphe leur donnent en effet une charge esthétique et conceptuelle qui révèle l’importance vitale de notre relation à l’environnement urbain. Par l’entremise de promenades où ils prennent compte de l’omniprésence des déchets au sol, puis d’assemblages sculpturaux issus de leurs excavations, ils nous amènent à réfléchir à la pollution incombée à nos territoires et aux solutions possibles pour leur revitalisation. À l’instar de Béatrice Boily, c’est d’abord par l’action concrète que leurs réflexions face au territoire sont exposées, un élément de leur pratique qui se traduit dans l’aspect sculptural et processuel des objets employés.