L’écoute du territoire : préservation, mémoire et survivance
Si l’image produite à la vue d’un paysage naturel ou bâti détaille et singularise (1), circonscrit un certain rapport au monde immédiat et concret, les sons captés dans ce même environnement offrent a priori des impressions évanescences et des réminiscences. C’est en leur accordant une attention particulière qu’ils apparaissent tels des référents précis. Le paysage sonore est d’ordinaire relégué au second plan de notre expérience, il est étouffé par les multiples stimulus visuels ou encore indistinct, perçu comme un tout bruyant à masquer.
Souvent abstraits ou trop familiers – on les remarque d’ailleurs plus facilement lorsqu’ils sont inusités –, les sons représentent néanmoins de puissants vecteurs mémoriels, car ils activent émotions et souvenirs. Il faut un effort certain pour entrer dans un rapport acoustique au territoire. Pourtant, une approche toute simple suffit : l’écoute. Une écoute qui se doit d’être vigilante, qui s’inscrit dans une écologie de l’attention telle que la nomme Yves Citton2, faisant de l’environnement ciblé un milieu attentionnel composé de ce que l’on perçoit par les sens.
C’est avec cette pratique d’écoute attentive, une sensibilité au vivant et l’ambition de révéler ce que l’on ne voit pas qu’Ariane Plante, Magali Babin et Sandra Volny engagent un rapport pleinement conscient au monde. Elles aspirent à préserver les empreintes sonores3 propres à certains territoires en les percevant comme des indices de ce qui façonne le monde ; chaque environnement est une composition sonore improvisée, continue mais jamais statique. Ainsi, d’abord ressentis, les sons présents pourront être définis, puis identifiés, contextualisés et répertoriés pour fournir des informations qui en façonnent un unique paysage ; car un son n’est jamais seul, il prend part à un écosystème.
Ici, les artistes développent chacune une structure – des genres de laboratoires actifs laissant place aux expérimentations – leur permettant de répertorier les sons captés afin d’en assurer une pérennité. En s’intéressant aux spécificités de chacun des territoires sélectionnés et aux dynamiques qui régissent la coexistence des multiples objets qui les habitent, elles en proposent certainement une conception subjective autant que documentaire. C’est un travail d’archivage qu’elles réalisent afin de mieux comprendre ces géographies.
Les pratiques d’Ariane Plante, Magali Babin et Sandra Volny nous incitent à notre tour à prêter attention à l’acoustique de notre quotidien en modifiant notre posture d’écoute pour entendre réellement.
Ayant conscience de la précarité des écosystèmes, Ariane Plante en répertorie les composantes afin d’en rendre une version à la fois précise et impressive. Pour son projet d’herbier sonore qui s’étale sur plusieurs années et dans divers milieux menacés par l’activité humaine, elle a d’abord choisi un jardin ; un parfait exemple de la cohabitation entre nature et culture. Avec rigueur, elle y collectionne les traces des espèces végétales sauvages et cultivées qui y sont présentes grâce à un processus de cueillette – de sons et d’images – sur le terrain, puis fabrique un inventaire qui forme ce qu’elle nomme des constellations sonores. L’œuvre est à la fois numérique et analogique. Elle tente de répertorier tous les sons (tonnerre, chants d’oiseaux, criquets…) par captation individuelle pour ensuite les assembler et recréer le paysage sonore de l’écosystème. Cette composition entremêle les divers enregistrements afin de proposer une piste qui reprend le cycle d’une journée d’été, sans se soucier de la temporalité linéaire du fil des jours. Elle réalise des cyanotypes directement dans le jardin de l’île d’Orléans qui témoignent de la cohabitation et des mouvements naturels des espèces (fougère, rhubarbe, mélèze, hydrangée…). Ces images – tantôt précises, tantôt floues – sont présentées dans une installation qui les fusionne pour ensuite les désagréger. La recomposition du paysage sonore, jumelée à l’effritement des images, permet de conserver les traces de ce territoire tout en représentant son érosion.
Ainsi, les paysages sonores sont éphémères : une espèce végétale disparaîtra et déséquilibrera l’écosystème du jardin. En archiver les multiples couches permet de les figer dans une temporalité précise, tout en définissant notre condition de coexistence avec ces paysages. Parce qu’un territoire, pour être qualifié ainsi, est d’abord un lieu4 habité et vécu auquel on s’identifie ou cherche à s’identifier, un lieu avec une histoire, un lieu forgé de relations, un lieu de récits.
Avec Sonoquête (2018), Magali Babin crée un véritable laboratoire de recherche expérimental afin d’explorer ce rapport identitaire au territoire. En déployant cette structure en 2018 à Saint-Jean-sur-Richelieu grâce à l’encadrement d’Action Art Actuel, elle a pu définir les sites sonores et points d’ouïe caractéristiques de la ville, ainsi que ses empreintes sonores singulières (train, montgolfières, écluses…). C’est tout un processus impliquant une réelle incursion dans la ville qu’elle a mis en place en réalisant des captations sonores dans le territoire circonscrit, en faisant plusieurs rencontres avec les citoyens ou en s’infiltrant dans des événements régionaux. Elle a également adopté différentes postures : évidemment celle de l’artiste sonore, mais aussi celle de l’audio-naturaliste et de l’ethnologue. C’est en récoltant les expériences vécues des participants et leurs souvenirs liés à une pratique de l’espace habité – ce sensible partagé – que le paysage sonore s’est révélé comme un témoin singulier de la ville. En explorant les liens qui unissent son, territoire et mémoire, c’est tout un patrimoine qu’elle tente de cerner – sa thèse voulant que le son définisse en partie l’identité par le biais des empreintes qui composent notre mémoire individuelle, mais aussi collective.
Et c’est ainsi que la géographie sonore d’un lieu se construit ; en faisant émerger les corrélations et l’interdépendance entre les référents de l’ordre de la nature et de la culture, mais également à teneur historique, sociologique ou encore anthropologique.
C’est avec une volonté semblable que Sandra Volny adopte une pratique collaborative. Avec le Sound and Space Research, un ensemble de groupes de recherche interdisciplinaire qui s’attarde aux contextes sociaux et environnementaux des espaces sonores dans diverses régions du monde (Canada, Chili, États-Unis et Grèce), elle crée une communauté internationale. C’est par une expérience concrète de ces territoires qu’un savoir peut émerger et être partagé collectivement. Celle-ci se déploie lors d’écoutes ciblées où le corps entier, grâce à une conscience aiguisée de son environnement, engage une certaine qualité d’attention. Gestes performatifs, captations sonores ou vidéos, écrits et discussions ; les perceptions des participants s’affinent par ces expérimentations. En plus de capter des empreintes sonores et des marqueurs historiques, l’artiste tente de cerner ce qu’elle nomme « la survivance des espaces sonores5 », ces traces plus subtiles laissées par des passages éphémères, mais non moins signifiants. Par exemple, à Kefalonia en Grèce, le groupe a cherché des traces pouvant évoquer le passage des réfugiés chassés des côtes qui, sans en être des empreintes directes, en activent la mémoire. En captant le bruit violent de la mer, en utilisant la structure du bâtiment de détention comme une membrane de résonance de l’espace extérieur ou en tendant l’oreille au passage des avions transportant des touristes, les indices du contexte de ce drame se sont révélés. En abordant le son comme un moyen relationnel, Volny trace le chemin de la perception, au ressenti, vers l’écoute de l’autre, de sa réalité jusqu’à la compassion.
Plus l’expérience du territoire vécu est décortiquée, plus le lieu devient subjectif. Certaines composantes, certaines réalités seront plus marquantes, trouveront plus d’écho ou seront mises de l’avant par l’artiste. Car tout paysage, même sonore, est cadré.
Les pratiques d’Ariane Plante, Magali Babin et Sandra Volny nous incitent à notre tour à prêter attention à l’acoustique de notre quotidien en modifiant notre posture d’écoute pour entendre réellement. Découper chaque son afin de l’identifier nous permet de le mettre en relation aux autres dans le contexte singulier de la composition sonore permanente qui nous entoure. Et révéler cet espace partagé (physique ou narratif), c’est participer à la création, puis à la pérennisation d’un imaginaire collectif.
(1) Henri Torgue (2012). Le sonore, l’imaginaire et la ville, Paris : L’Harmattan.
(2) Yves Citton (2014). Pour une écologie de l’attention, Paris : Seuil.
(3) « Le terme s’applique aux sons d’une communauté, uniques ou possédant des qualités qui les font reconnaître des membres de cette communauté ou ont pour eux un écho particulier. » Raymond Murray Schafer (2010), Le paysage sonore. Le monde comme musique, Marseille : Wildproject, p. 382.
(4) Marc Augé (1992). Non-lieux : introduction à une
anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil.
(5) Sandra Volny (2017). Survivance des espaces sonores. Conscience auditive et pratiques de l’espace du corps-sonar [thèse doctorale], Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.