Zoran Music – Sublimer l’indicible
« Je passais souvent à côté des fours crématoires, où il y avait quatre mètres de cadavres. Un ami tchèque me disait : » Tu vois, demain ou après- demain, on passera par la cheminée. Jamais plus une chose pareille ne pourra se passer. Nous sommes les derniers à voir une chose pareille. «
Plus tard, quand la charge intérieure est devenue trop forte, quand les souvenirs du camp sont remontés en moi, j’ai commencé à les peindre, des années plus tard, et je me suis rendu compte que ce n’était pas vrai. Nous ne sommes pas les derniers. »
Zoran Music1
Au début des années 1970, lors d’un voyage en train aux abords de Sienne, Zoran Music est vivement transpercé par une émotion brutale et pénétrante. À la vue de collines aux apparences désertiques et blanchâtres, il reconnaît quelque chose qui lui est déjà familier. Des souvenirs enfouis des camps de la mort resurgissent. Il retrouve le paysage des monts formés par les multiples cadavres. Un long cheminement occulte, suprasensible et initiatique était déjà à l’œuvre chez l’artiste depuis son incarcération à Dachau. Ce processus infraliminaire en pleine ébullition a violemment et involontairement refait surface à la vue des collines siennoises et a suscité une série de tableaux exposés en 1975, sous le thème Nous ne sommes pas les derniers. Pendant son emprisonnement, Music avait dessiné, en cachette, au risque de sa vie, ce qu’il voyait. Il avait pu préserver une trentaine de ces dessins sur environ deux cents. L’exposition incluait certaines de ces rarissimes études sauvées de la destruction ainsi que 16 créations inédites portant sur le même thème.
Ces tableaux sont d’une beauté singulière, poignante et tragique. La peau blanchâtre des cadavres est quasi transparente et rappelle celle d’un tissu de soie fine. Les mains, les sexes et les yeux semblent démesurés vu la maigreur des corps. Bien que la souffrance y soit à son paroxysme, il s’en dégage une poésie, une vérité qui indique le début d’un processus de sublimation transcendante. À aucun moment, Zoran Music n’avait ressenti le besoin de faire ces dessins pour témoigner et il le précise : « Mais comment aurais-je eu la volonté de témoigner alors que j’ignorais si je serais encore vivant le lendemain 2. »
« Le peintre, écrit Jean Clair, avait en charge ces corps dont personne ne s’occupait, à qui nul ne rendrait le devoir de les ensevelir. Il les portait dans ses yeux comme on porte un corps dans ses bras. Les regardant, il leur témoignait les derniers égards. Les dessinant, il les voyait. Les découvrant, il portait sur leur nudité scandaleuse le voile miséricordieux du regard 3. »
Mais pourquoi tant de temps, tant d’années avant le retour à ces images ? Dans les années 1950, Music vivait à Paris. Depuis déjà un bon moment, il se questionnait et traversait une crise importante. Il était déconcerté et bouleversé. Il l’explique ainsi : « Dachau a resurgi brutalement. Quand je suis revenu à Venise en 1945 […] je sortais d’un trou noir. J’avais besoin de me réfugier dans l’enfance […] il me fallait de la lumière et de l’espace. C’est à Paris qu’un long travail intérieur a commencé […] à Paris, […] je me suis trouvé parmi ces grands abstraits. Ils croyaient, et moi avec eux, que l’abstraction était une chose définitive, la seule juste et vraie. Un figuratif était un pauvre type qui ne se rendait même pas compte de ce qu’il faisait. J’essayais […] mais je savais que ce n’était pas là ma vérité […] mais comment peindre l’extrême de l’horreur ? J’aurais pu illustrer. Ce n’aurait pas été difficile. Je ne voulais pas. J’attendais que cette vision prenne une forme dans ma mémoire, pour réussir à sortir de la « Lumière » detout cela 4 ? »
L’œuvre de Zoran Music est jalonné de trois grandes périodes. La première est celle des paysages ou motifs dalmates qui se situe entre 1948 et 1969. La deuxième sera l’avènement de la résurgence de son vécu à Dachau qui connaîtra son apothéose avec l’exposition Nous ne sommes pas les derniers, en 1975. L’ultime est celle de ses autoportraits.
L’étape dite « dalmatienne » semble évoquer principalement les paysages méditerranéens dépouillés de son enfance. Music était déjà fasciné par ces étendues désertiques. Il était attiré par un besoin de transcrire ces espaces dépouillés, sans artifice, où l’homme et la nature sont en étroite communion. Ces tableaux en demi-teintes de bleu, brun, mauve, roux et blanc sont souvent striés, pointillés tels d’exquises poteries orientales ou des motifs byzantins. Il s’en dégage, ce qui par la suite continuera à évoluer en amplitude et en importance, un questionnement et un désir de connaissance de ce qui est « dessous » et « caché », c’est-à dire intangible et immatériel. Cette période est singulièrement en contradiction avec l’époque où l’art qui s’imposait se manifestait surtout par des formes intenses, tranchées, et des accords abstraits.
L’ultime réalisation : les autoportraits
Les autoportraits de Zoran Music semblent nimbés d’une lumière irréelle, en flottement, suspendus entre ciel et terre. Les toiles donnent l’impression d’un vide magnétique que baigne une lumière cosmique. Le silence y est immensément vibrant et omniprésent. La matière est pulvérisée en lumière. Il en ressort un senti-ment d’accomplissement sublime et d’apogée spirituelle. Le peintre paraît être dans un état contemplatif, en conciliabule avec l’invisible. Les moyens qu’il utilise sont réduits à l’essentiel, sans superflu. Les couleurs de terre naturelles sont déposées en un seul jet sur la toile écrue. Le geste est spontané et rapide.
Dans ces autoportraits incorporels, mystérieux et imprégnés de sagesse, l’artiste alchimiste se rapproche de son « Grand Œuvre ». Le langage poétique des représentations de Music suit leur ligne de pensée : le mal est un et tout entier transformable. Pour tous les êtres victimes de violence indicible, il démontre que tout son cheminement a été orienté non seulement vers la transmutation, mais aussi vers la libération et l’élévation. Pour pouvoir se dégager des résurgences et réminiscences méphistophéliques et effroyables, il ne restait, paradoxalement, pour l’artiste qu’une seule voie de survie possible. La vie et l’œuvre de Music ne pouvaient atteindre leur plein accomplissement qu’avec l’accès à son être intérieur profond, aux mémoires traumatisantes et infernales de son vécu dans toute leur intensité ainsi qu’une introspection sans concession à la manifestation des visions symboliques qui en émergent.
Ce n’est donc pas dans les sujets et les thèmes exploités par l’artiste qu’il faut rechercher la longue distillation de « l’Épais au Subtil ». Pour celui qui a vécu les douleurs physiques et morales extrêmes de la maltraitance, la puissance d’ouverture à une voie intérieure se découvre dans les espaces les plus effrayants et les plus ténébreux et se trace, inextricablement, un chemin au plus terrifiant des abysses mortellement dangereux de la matière terrestre. C’est dans le passage au plan du symbole que l’artiste voit poindre une éclosion du sens. Car c’est par ce dernier que s’ouvre la boîte de Pandore. C’est dans la naissance et la confrontation au sens que la création a recours à l’archétype et aux représentations universelles. C’est ce qui sauve d’une mort psychique celui qui a été transfiguré par une expérience qui va au delà de l’innommable. Il nous est certainement impossible d’imaginer ce qu’a pu être l’internement de Music à Dachau : « Les nouveaux prisonniers qui arrivaient par train avaient souvent manqué d’eau et de nourriture pendant deux à trois semaines. Quand on ouvrait les portières, des dizaines de cadavres tombaient sur les rails. D’autres […] étaient complètement fous à l’arrivée […] les cadavres se trouvaient partout, empilés les uns sur les autres. Je me souviens de quelqu’un qui mangeait son bout de pain et qui le posait distraitement de temps en temps sur le ventre d’un mort…5 »
Le corps symbole
L’effroyable réalité traumatique des souffrances inexprimables et insoutenables ainsi que le sentiment d’impuissance de Music à Dachau semblent avoir laissé des traces indélébiles dans sa chair. Contorsionnées de douleur, ses mains ressemblent, de manière insolite, par moments, à celles des agonisants des camps. Ce que les mots ne pouvaient dire et traduire, les mains, les yeux, le corps et les créations de l’artiste en ont témoigné. Toutes ces catastrophes ont, avec les années, creusé dans son être et son âme de profonds sillons et ont aussi, indubitablement, participé à l’évolution d’une grande sagesse. Jean Clair, ami intime de l’artiste, atteste que Zoran, par sa seule présence, dégageait une aura très intense. L’espace dans lequel il se trouvait en était profondément transfiguré. La compagnie de l’artiste, habituellement réservée et discrète, s’imposait tel un long silence rayonnant et sonore 6.
Le travail de Music se révèle précieux et rarissime au sein de la communauté artistique. Quand le travail créateur se heurte à des limites, il importe de poursuivre inlassablement l’auto-enquête jusqu’à l’épanouissement libérateur. Et qu’en toute fin, l’œuvre se transforme en symboles absolus et universels. C’est là que s’enracine tout le processus créateur de Music. En redonnant à l’homme sa sacralité, il a atteint sa pleine maturité et son zénith. Son partage avec le regardeur est un immense don issu d’une expérience parmi les plus atroces de l’humanité. Il est un de ces très rares et grands artistes qui nous a indiqué une voie limpide vers la compréhension des processus créatifs menant à la transmutation du « vil au noble », ainsi qu’à la quintessence de la création artistique qui en résulte.
En 1985, André Chastel écrivait à propos de Zoran Music : « En recourant à une analogie qui ne plaît guère aux artistes, on pourrait dire que certains peintres – et souvent les plus grands : Delacroix, Matisse – cuisent à grand feu, d’autres à feu doux. Pour eux, il faut que les formes se diluent ; la succulence vient d’une fusion lente des ingrédients. Le registre de Zoran Music est là. Il en résulte une lumière rare 7. »
NOTES BIOGRAPHIQUES
« IL VIANDANTE »
Anton Zoran Music, peintre et graveur slovène, est né le 12 février 1909 à Bukovica, un village proche de Gorizia qui appartenait, à l’époque, à l’empire austro-hongrois. Polyglotte, il a grandi au croisement de trois cultures et trois langues : le slovène, l’italien et l’allemand. Son enfance a été perturbée par la Première Guerre mondiale, qui obligea sa famille – dont le père était instituteur – à déménager en Autriche, en Styrie puis en Carinthie.
Il a fait ses études à Maribor, avant de s’inscrire en 1930 à l’Académie des Beaux-Arts de Zagreb. Il se rend en 1935 en Espagne, et étudie les œuvres de Greco, Velázquez et surtout de Goya, dont les « peintures noires » le marquent profondément. Bien que Music fût éminemment mitteleuropéen, il se percevait et s’identifiait comme un éternel exilé. Il se surnommait lui-même « il viandante », c’est-à-dire « le passant », « l’errant ».
DACHAU
En 1944, il sera arrêté à Venise par la Gestapo qui l’accusait de complicité avec la résistance anglaise. Il est immédiatement emprisonné et torturé pendant trois mois. Ne pouvant rien prouver de sa collaboration avec les Britanniques, les nazis, qui étaient admiratifs de sa grande stature et de sa beauté ainsi que de sa parfaite maîtrise de la langue allemande, ce qui représentait pour eux l’idéal aryen, lui ont proposé de s’enrôler comme officier dans les SS. Il refusa. Devant son rejet, il sera immédiatement emprisonné au camp de Dachau, d’où il ne sera libéré qu’en 1945, à la fin de la guerre, par l’armée américaine. Il retournera à Venise et fera de fréquents séjours à Paris. En 1949, il épouse l’artiste Ida Barbarigo. Zoran Music s’est éteint à Venise le 25 mai 2005. Il avait 96 ans.
(1) ZORAN MUSIC – Entretiens 1988-1998, Michael Peppiatt, L’échoppe, Paris 2000, p.38.
(2) LE MONDE, Entretien avec Zoran Music, 1995, propos recueillis par Philippe Dagen.
(3) Jean Clair, La barbarie ordinaire, Gallimard, Paris, 2001, p. 39.
4 LE MONDE, Ibid.
5 ZORAN MUSIC – Entretiens 1988-1998 – Michael Peppiatt, L’échoppe, Paris 2000, p.36-37.
6 Jean Clair, Entretien privé avec l’auteur, 2011.
7 André Chastel, LE MONDE, « Music à Venise », 3 octobre 1985.