L’art participatif, qui a émergé dès la fin des années cinquante, puis l’art interactif, qui s’est développé à partir des années quatre-vingt-dix, ont ouvert tout un domaine de recherche où le geste du spectateur devient central, en cela qu’il modifie l’œuvre et sa réception à divers degrés. Ces œuvres requièrent désormais que l’on entre en relation, et en mouvement, avec elles.

Cet « art praticable », pour reprendre le terme des auteurs Samuel Bianchini et Erik Verhagen1, a la particularité de recourir aux dimensions sensorimotrices des spectateurs et de solliciter les sens du mouvement2 qui incluent le toucher, la proprioception, la kinesthésie et le sens vestibulaire. C’est pourquoi l’art praticable s’inscrit complètement dans le paradigme de la cognition incarnée (embodiment) et située (énaction)3. En effet, l’embodiment correspond au fait que c’est à travers le corps et ses habiletés perceptuelles et motrices que nous développons notre compréhension de nous-mêmes et de ce qui nous entoure. L’énaction, quant à elle, ajoute que c’est en relation – et dans une boucle sensorimotrice – avec l’environnement, que l’on se développe cognitivement et que l’on saisit le monde et ses dynamiques. Dans le cadre de l’art praticable, l’environnement correspond à celui que l’œuvre propose d’expérimenter afin d’investir le corps par son implication sensorimotrice.

William Forsythe, Nowhere and Everywhere at the Same Time, Nr.3 (2015) Musée d’art moderne de Francfort (MMK) Photo : Dominik Menzos

Dans l’œuvre Nowhere and Everywhere at the Same Time (2005-2015) du célèbre chorégraphe et artiste contemporain William Forsythe, le corps entier est impliqué dans l’espace. Des centaines de pendules sont suspendus à de longs fils à trente centimètres du sol et se balancent tous différemment. Ils agissent sur le déplacement du spectateur qui, sur instruction de l’artiste, doit déambuler à travers cette imposante série d’obstacles en mouvement. L’exercice requiert d’être concentré, car c’est seulement en prenant conscience de sa présence et de la forme de son corps dans l’espace que l’on parvient à anticiper les mouvements des pendules et ainsi les éviter. Dans ce type de dispositif, il est nécessaire de prendre très rapidement des décisions, ce qui procure une certaine tension : s’arrêter net, attendre un peu, se décaler sur le côté, bondir, courir, revenir sur ses pas, reculer, glisser sur ses pieds… Le buste et les bras aident aussi à contourner les fils et à garder l’équilibre. En pleine action, on ressent ses efforts, ses accélérations, son souffle, son pouls. Tout le monde n’est pas à l’aise avec l’expérience : elle oblige à se mouvoir de manière inhabituelle. En mettant en évidence les limites de son propre corps, l’œuvre dynamique invite à le redécouvrir, et surtout à explorer son potentiel. Elle amène ainsi le public à expérimenter l’architecture du geste et, sans l’avoir envisagé au préalable, à vivre la danse contemporaine.

Caroline Gagné, Autofading_Se disparaître (2021) Galerie des arts visuels, École d’art de l’Université Laval Photo : Michel Boucher

Caroline Gagné, Autofading_Se disparaître (Détail), 2022. OBORO. Photo : James Schidlowsky

À l’inverse de l’installation de Forsythe, l’œuvre de réalité virtuelle de Caroline Gagné Autofading_Se disparaître (2021) requiert plutôt du spectateur de rester calme et immobile. L’environnement virtuel proposé par l’artiste nous invite à passer du temps dans une clairière. Au début de l’expérience, on se retrouve au sein d’une tempête de points qui tourbillonnent. C’est en se stabilisant soi-même que l’environnement autour se pose, puis devient distinct. Émerge alors la quiétude de la forêt, les sons délicats du bois, les mouvements lents des feuilles puis les animaux qui y vivent. Tout déplacement capté par le casque remettra en branle la tempête autour de soi. On tente alors de contrôler sa respiration afin de limiter ses mouvements et d’éviter toute amplitude : regarder autour, tourner, lever ou baisser la tête, et pivoter sur soi-même pour observer les lieux doivent se faire très doucement. L’effet ressenti dans l’œuvre est similaire à celui que l’on éprouve dans la forêt, ou lorsque l’on observe un animal sauvage en pleine nature. Cette situation engendre le ralentissement de la pulsation cardiaque, et nous plonge dans une immersion qui agit aussi sur notre état mental. Elle nous rappelle en l’expérimentant que tout ce que l’on fait laisse son impact sur ce qui nous entoure, sur notre environnement direct, mais aussi, par extension, sur notre écosystème.

Caroline Gagné, Autofading_Se disparaître (détail) (2021) Photo : Michel Boucher

Les Pénétrables d’Hélio Oiticica, une série d’installations produites dans les années soixante, invitaient les spectateurs à expérimenter des environnements factices rappelant la tropicalité stéréotypée du Brésil. Dans des temps de dictature, ceux-ci dépeignaient ironiquement l’idée de paradis tropical, que l’on pouvait visiter de manière incarnée. En incitant le spectateur à se déplacer, manipuler des objets et palper divers types de matériaux, les Pénétrables sollicitaient particulièrement les dimensions sensorimotrices du spectateur, ce qui contribuait à l’ancrer dans le lieu. De plus, la matérialité très présente dans ces œuvres rejoignait de riches espaces sensoriels. Marcher pieds nus dans le sable et la paille, ouvrir des tiroirs pour découvrir des fragments odorants, ces actions activaient autant les sens du mouvement que le toucher, l’odorat, l’ouïe, en plus de la vue. Dans un contexte politique autoritaire, ces espaces de résistance offraient la possibilité d’expérimenter pleinement le droit à la flânerie et à la liberté.

Dans ces trois cas, les installations praticables agissent telles des situations en se déployant dans un agencement complexe d’éléments, de relations et de dynamiques. Ces œuvres font émerger une relation active et particulière avec le public et la maintiennent, ce qui permet d’agir sur l’être et le devenir. Elles offrent ainsi tout un potentiel pour l’expérience, l’action et la transformation du spectateur.

Durant l’interaction avec des installations praticables, le rôle des perceptions somatiques est central. Ces œuvres agissent sur le corps, le font changer d’état au niveau physiologique, et s’intègrent au sein de leurs boucles sensorimotrices. Les artistes investissent ainsi le corps du spectateur pour le rendre malléable, et pour permettre à l’œuvre de s’y déployer et de s’y inscrire.

Les installations praticables font vivre intensément dans le « ici et maintenant » et offrent la possibilité d’expérimenter son propre corps et sa propre relation au monde de manière inédite. Elles favorisent le développement cognitif et la compréhension de certains enjeux complexes de manière incarnée et elles révèlent des dimensions sensorielles peu sollicitées. En effet, alors que le sens visuel est priorisé en Occident et qu’il est aussi le plus mobilisé dans l’histoire de l’art, les installations praticables contribuent à une forme de réhabilitation des autres sens.

Le mouvement néo-concret auquel Oiticica faisait partie s’est inspiré des écrits du philosophe Maurice Merleau-Ponty publiés dans les années quarante sur la relation entre les perceptions et le monde extérieur – ils ont été d’ailleurs à la source des théories sur l’embodiment et l’énaction. À travers le temps, les artistes tels que Forsythe ont pu élaborer divers types d’expériences esthétiques énactées qui ont complexifié les liens entre les mouvements et l’environnement proposé par l’œuvre. En comparaison avec les Pénétrables, qui investissaient particulièrement les dimensions multisensorielles, les interactions avec l’installation de Forsythe explorent davantage une certaine forme d’intensité et de complexité sensorimotrice. Dans l’œuvre de Caroline Gagné, c’est plutôt un puissant effet de présence que l’on peut éprouver, donnant l’illusion d’habiter et d’interagir avec un monde complètement artificiel.

Si le dualisme corps-esprit4 est ancré dans la pensée occidentale, les concepts d’embodiment et d’énaction sont quant à eux relativement récents. Il faudra du temps pour qu’ils soient davantage assimilés sur le plan social et dans d’autres disciplines. Comme on a pu le voir, l’art a déjà intégré et investi ces paradigmes, il a le pouvoir de les révéler et d’explorer leurs potentiels.

1 Samuel Bianchini et Erik Verhagen, dans Practicable: from participation to interaction in contemporary art (Cambridge : The MIT Press, 2016), regroupent l’art participatif et l’art interactif sous l’expression de l’art praticable.

2 D’après Alain Berthoz, dans Le sens du mouvement (Paris : Les éditions Odile Jacob, 1997).

3 D’après Francisco Varela, Evan Thomson et Eleanor Rosch, dans The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience (Cambridge : The MIT Press, 1992).

4 Platon et Aristote ont amené l’idée que l’esprit est immatériel et ne peut être assimilé au corps. C’est Descartes qui a ensuite formalisé ce concept en parlant du problème corps-esprit, en affirmant que l’esprit existe dans une forme immatérielle et que le cerveau en est seulement le support.