Lumière sensorielle sur le biologique
La vie sensible des organismes vivants se fait graduellement une place dans le champ de l’art contemporain ; quand la sensorialité vient fusionner avec la biologie dans des installations aux intrications déliées, nos sens se font guides dans l’appréhension de notre environnement sous une forme intercurrente à la figuration.
Les artistes Zimoun, Agnes Meyer-Brandis et Antoine Bertin mêlent science et art dans leur démarche, insufflant un geste poétique dans la prose scientifique. Ouïe, odorat et toucher sont convoqués, liant leur sensibilité artistique à une intelligibilité du vivant. Les sens deviennent alors des canaux de communication à part entière et le biologique, un moyen de les investir pleinement.
C’est en 2009, déjà, que Zimoun emploie les sons créés par des vers à bois pour occuper l’espace d’exposition sous la forme d’une sculpture sonore. Dans 25 woodworms, microphone, sound system, une vingtaine d’insectes produisent un son dont l’immédiateté le rend aussi éphémère qu’unique. Similaire aux structures que l’on peut rencontrer dans des muséums d’histoire naturelle, la présentation formelle est plus scientifique qu’artistique : les vers à bois sont placés dans un vivarium ; grâce à un microphone rattaché à un casque, le visiteur peut écouter les tonalités qui en émanent. Le répertoire de musique produit – proche de celui de percussionnistes – est tout à fait intrigant. Cette orientation est en accord avec l’univers sonore cinétique du sculpteur qui expérimente le bruit par le mode sculptural. Ces procédés alternatifs sont employés dans des productions plus récentes, dont la série 91 prepared d-c motors, 39 kg wood (2021). L’action musicale ne se limite ainsi pas à l’écoute, mais à tout le processus instinctif en amont.
L’ordre et l’harmonie – après la perplexité initiale – se font sur cette litanie minimaliste qui ne répond à aucune logique et qui est donc en évolution constante. En sollicitant notre oreille par sa fonction physiologique, le rôle communicant de la nature est mis en relief pour créer une alternative à la qualité visuelle de l’œuvre, dont l’étendue perceptible ne suffit pas à détecter le mécanisme biologique. La prééminence de l’ouïe était déjà établie dans le champ de l’art il y a une dizaine d’années, cependant, son association avec le vivant reste rare et témoigne d’un besoin de connecter le monde animal, le champ artistique et les sensorialités. L’étendue créatrice de ces insectes xylophages entre ainsi en résonance avec notre sensibilité individuelle.
Tout en continuant dans cette lignée d’installations où l’art vient creuser l’aspect sibyllin du vivant par voie sensorielle, Agnes MeyerBrandis place le nez en pièce maîtresse du cheminement réceptif avec One Tree ID (2019). Les dispositifs modulaires de l’œuvre nous enjoignent à capter ses effluves selon un procédé participatif.
Posés sur une table de manière aléatoire, des échantillons de parfum, tirés d’un arbre de la famille des pinacées connecté à des tubes transparents, sont mis à disposition des visiteurs. Véritables canaux d’énergie olfactive, les composés organiques volatils (COV) – substances de carbone et d’hydrogène présentes de manière évanescente dans l’air – émis par les arbres pour communiquer entre eux consolident ici une liaison imperceptible avec le corps humain. Ces senteurs émanent directement de l’identité biochimique des racines végétales et stimulent la qualité réceptive de l’odorat tout autant qu’elles contribuent à la formation de nuage dans le ciel.
Un message biochimique s’instaure, adhérant à la langueur des subtiles exhalaisons. Le nez, avec ses vingt millions de récepteurs, sert de pilier pour capter toutes les nuances du cèdre de l’Himalaya – choisi pour la première réalisation. Suivent le pin noir et le pin parasol, utilisés dans les réitérations de l’œuvre. Les canaux de circulation des parfums, c’est-à-dire les racines, les tiges et les cimes, dégagent plusieurs senteurs qui demandent moins à être répertoriées qu’à être humées pour faire consciemment corps avec l’œuvre. L’expérience esthétique dépasse le caractère agréable du parfum sans pour autant l’exclure, le point de bascule entre l’expérience sensorielle et le champ artistique constitue ici aussi une confluence novatrice. Le caractère vivant de l’instal lation est mis en exergue par ce procédé émulsif, créant une narration olfactive onirique. La qualité aérienne de la sculpture arborescente pousse notre regard à bifurquer à travers ses ramifications graphiques ; cette harmonie visuelle contribue à une réception émotive de l’œuvre.
Inaudible, ce système de circulation mobilise le corps du spectateur. L’articulation entre l’œuvre d’art interactive et la dendrologie capte tout le potentiel conversationnel de nos sens et en fait des outils pour nous immerger dans un monde qui semble à l’orée du surnaturel, mais qui est pourtant tellurique par essence. Éphémères, les odeurs semblent immatérielles et intangibles et n’occupent qu’un faible espace sur la scène contemporaine. Leur restitution est possible grâce aux captations de la machine à la pointe de la technologie qui accompagne la démarche artistique. Une seconde voie d’accueil est donc ouverte, découvrant le pan d’une réalité où science et poésie s’épousent.
Antoine Bertin sollicite, comme Zimoun, le sens de l’ouïe selon un mode particulier. Il crée un univers cinétique dont la captation tend autant vers le visuel que l’auditif. C’est avec les phytoplanctons que l’artiste sonore dialogue en matérialisant une « conversation métabolite » en 2022, assignant son titre à l’œuvre. La surface acoustique de l’installation connectée à un haut-parleur ultra-directionnel dessine un espace parallèle qui réfléchit le son. Témoin de l’atmosphère des milieux marins qu’il a explorés sur le voilier Tara – une goélette destinée à la recherche scientifique et à la défense de l’environnement –, l’artiste la retranscrit : la structure miroir en forme de flaque a des reflets luminescents proférant à la matière une artificielle liquéfaction.
Nanoscopiques, les planctons lumineux n’ont été que peu étudiés. Ils produisent pourtant 60% de l’oxygène que l’on respire ; grâce aux hydrophones utilisés pour cette restitution, nos sens sont éclairés à l’instar de cette espèce. L’écoute et l’observation de l’artiste, fines et bienveillantes, constituent les liants entre notre expérience auditive et la recherche scientifique. La sculpture devient le reflet des conversations tissées entre les membres de l’équipage, et avec la vie sous-marine, éveillant les consciences à la nature fédératrice de la mer. Le décalage aléatoire des reflets de la composition saisit la rythmique d’une telle conversation par le processus de photosynthèse. Le métabolite ne demeure pas figé, sa qualité évolutive ressort avec les différents récepteurs qui le sollicitent et les vibrations mécaniques se transforment en ondes musicales. La distance géographique qui nous détache de l’expérience que l’artiste a menée sur le Tara est atténuée par la force présentielle de l’installation, la sollicitation des sens façonne une sorte d’ablution corporelle. Le milieu sous-marin, espace fantasmagorique, car inaccessible à la majorité des humains, se voit ici mis sur le devant de la scène par la réflexion des ondes erratiques. Cet éclairage scientifique n’éteint pas les propriétés méditatives de l’objet, car la composition unifiée par la mélodie des phytoplanctons constitue un jeu d’équilibre qui repose dans l’espace d’exposition de façon cohérente. La spiritualité injectée dans la science permet de cerner la facette onirique des sciences naturelles et le rôle de nos sens pour les saisir dans leur entièreté.
Mobiliser une réflexion collective sur notre sensibilité biologique nous implique comme corps conducteur dans la réflexion esthétique et capte les vertus communicantes de notre environnement. La manière dont ces œuvres occupent l’espace le transforme selon l’ordre poétique du sensoriel qui actualise la relation œuvre-spectateur ; la vue n’est bien sûr pas exclue, mais elle n’offre pas un accès total aux pièces qui nous poussent à opter pour un mode de réception moins classique. L’hybridité donne lieu à des conduites alternatives à la contemplation dans l’espace d’exposition et nous libère de notre esprit analytique visuel. Par cet essaim de fragrances et de sons, le point d’union entre science et art n’est pas que métaphorique, mais bien physique.
Tisser un lien avec les êtres vivants qui nous entourent – en particulier ceux que nous classons, par nature, d’invisibles – devient le clou central de ces pièces. Producteur de vers à bois, médiatrice arboriste et conteur des fonds-marin posent les jalons d’un art sensoriel biologique, et libèrent la première identité de l’œuvre de son aspect figuratif. Ouïe, odorat et vue nous permettent d’aborder l’art sous un angle désanthropocentré qui recouvre différentes strates de réalité. Mer de fertilité créative, la sensorialité reliée à la biologie constitue donc une lumière sur l’insondable opacité qui règne parfois sur le champ scientifique : la relation à un autrui biologique étire la commensurabilité du monde.