Relier le corps au savoir : les stratégies de sorties de Kapwani Kiwanga
La relation entre le corps, le savoir et le pouvoir est à la base de la création des musées d’État-nation. Dès le XVIIIe siècle, ceux-ci développent des stratégies muséologiques afin que l’architecture et la scénographie servent à la composition d’un récit historique fictif. À l’aide d’objets isolés dans un appareillage didactique empreint d’une rhétorique impérialiste, une identité nationale occidentale dite supérieure aux autres cultures est propagée et participe au projet colonial1. Alors si depuis leur avènement, les institutions muséales ont été établies pour contribuer à la hiérarchisation des corps puis des savoirs qu’ils produisent, est-ce possible de les convertir en espaces propices à de nouveaux apprentissages inclusifs ?
Dans sa pratique artistique basée sur la recherche, l’artiste franco-canadienne Kapwani Kiwanga offre un point de vue subversif sur l’héritage colonial et les diverses structures de pouvoir oppressives qui en résultent. Elle réalise des installations spécifiques aux lieux où elle expose pour les transformer en lieux de résistance. Par la matérialisation de ses réflexions, l’artiste explore certaines de ses préoccupations dans des œuvres immersives qui sollicitent autant l’affect que l’intellect. Avec un intérêt pour le rôle imaginatif du savoir, elle propose par une expérience multisensorielle la relecture de certaines théories dans l’intention de mettre au défi les disciplines universitaires. Elle se distancie de l’hégémonie du visible comme seul moyen d’avoir accès à la connaissance et valorise le savoir incarné où chacun assume sa subjectivité2.
Les dispositifs de production et de transmission de connaissances élaborés par Kiwanga pour l’exposition A wall is just a wall, présentée à The Power Plant à Toronto en 2017, sont exemplaires de sa pratique centrée sur l’exploration active de concepts qui stimulent les sens. Pour ce projet, elle s’intéresse à l’histoire de l’architecture disciplinaire des hôpitaux et des prisons et, parallèlement, à l’histoire du contrôle des corps qui ne répondent pas aux normes sociales.
L’une des œuvres de l’exposition, Pink-Blue (2017), se penche sur l’étude des effets des couleurs sur les comportements et sur leurs utilisations dans ces environnements architecturaux. L’artiste construit un long corridor dont la première moitié est rose et la seconde, bleue, deux couleurs qu’elle a spécifiquement choisies. Dans la première partie, la peinture qui recouvre les murs, le plafond et le plancher est nommée Baker-Miller Pink. Cette couleur est liée aux recherches du Dr Alexander Schauss qui, dans un centre de correction naval dans les années 1970, en étudiait les effets psychologiques. Suite à des analyses scientifiques, il conclut qu’une certaine nuance de rose réduit le rythme des pulsations cardiaques et, de ce fait, a une portée relaxante. Les directeurs du centre, Baker et Miller (d’où le nom de la couleur), décident d’employer ce ton pour peindre les cellules des prisonniers, de manière à réduire leurs comportements agressifs. Au fil du temps, le Baker-Miller sort des environnements carcéraux et intègre divers contextes, comme des vestiaires conçus pour accueillir des équipes sportives, des établissements psychiatriques et des logements sociaux. Dans la seconde partie du corridor, les murs, le plafond et le plancher sont peints en blanc et les lumières d’une teinte bleutée réfléchissent leur couleur sur les surfaces. Ces néons fluorescents sont les mêmes que ceux installés dans les espaces publics afin de réduire la visibilité des veines du corps humain et de rendre plus difficile la consommation de drogues injectables par voie intraveineuse. L’artiste manipule ce dispositif et interroge l’efficacité de cette stratégie d’intervention : prévient-elle réellement son utilisation ou la rend-elle seulement plus dangereuse ?
Par le biais de la mise en espace, Kiwanga lie le corps et l’esprit dans une installation inédite qui ébranle nos comportements acquis. Dans cette exposition, l’artiste vise à ce que les expériences physiques et psychologiques des formes d’oppressions que vivent certains groupes deviennent tangibles. Et, davantage, elle souhaite que le public ait l’espace pour se projeter dans la position de l’autre de manière empathique, voire qu’il reconnaisse son privilège de vivre cette oppression seulement pour un instant et de s’en détacher lorsqu’il quitte l’exposition3.
Cependant, Kiwanga n’impose pas de discours, elle propose un souvenir sensoriel ouvert à l’interprétation. Elle reconnaît que les corps sont des entités marquées par des dynamiques sociopolitiques propres à eux et ses expositions sont conçues pour ouvrir des brèches, par où le public peut intégrer son vécu de manière multidimensionnelle. Pour ne pas s’approprier les expériences des autres, l’artiste favorise la création de situations plutôt que celle d’objets fixes, afin de se détacher de la question de la possession du savoir qui y est produit. De la sorte, divers fragments interagissent de façon non hiérarchique et dévoilent des perspectives qui transcendent leur position4. La conception d’espaces qui ne reprennent pas les formes autoritaires de diffusion du savoir est ce que l’artiste définit comme des stratégies de sorties5. Par cette méthode, elle contribue à ce que l’anthropologue Athena Athanasiou caractérise comme la reconfiguration de la cartographie du savoir. Selon cette dernière, pour déconstruire l’approche humaniste universelle – à la base de la modernité occidentale coloniale –, nous devons proposer des recherches personnelles, intersectionnelles, transversales et non linéaires6.
La notion de fluidité dans la production et la circulation de savoirs par les sens prend une forme différente dans Off-Grid, présentée au New Museum à New York à l’automne 2022. L’artiste s’inspire des recherches de l’auteure Simone Browne au sujet de la loi sur les lanternes. Celle-ci a été promulguée à New York au XVIIIe siècle afin d’exiger aux personnes noires, métisses et autochtones de plus de quatorze ans de se promener avec une lanterne à bougie à la tombée de la nuit lorsqu’elles n’étaient pas accompagnées d’une personne blanche. Browne constate que cet outil de surveillance par la lumière a évolué aujourd’hui, avec le développement des nouvelles technologies, vers l’installation par la police new-yorkaise de projecteurs de grand format dans des quartiers défavorisés de la ville. L’intention étant de réduire les activités criminelles en changeant la nuit en journée artificielle. Cette stratégie est maintenue même si les effets néfastes sur la santé d’une exposition trop longue à la lumière sont connus et documentés. Selon elle, cette instrumentalisation de la lumière à des fins de profilage racial transforme la ville en panoptique7.
S’inspirant de cette analyse pour sa réflexion sur la politisation de la lumière et de la couleur, Kiwanga s’est procuré un projecteur provenant du fournisseur du NYPD. Avec l’aide de l’équipe du musée, elle a fondu le métal du projecteur, l’a transformé en lingots et, enfin, en câbles pour que ceux-ci puissent être insérés dans un pistolet à peinture qui, une fois chauffés, permet de les pulvériser. À travers ce processus alchimique, Kiwanga détourne la fonction initiale de la matière – qui est d’amplifier la visibilité – en la transformant en une peinture grise et matte qui absorbe la lumière. Dans l’installation Cloak (2022), elle utilise cette couleur inédite en l’appliquant sur des billes, qui forment un rideau allant du plafond au plancher de la galerie, ainsi que sur des panneaux apposés au mur en alternance avec des miroirs. De plus, l’artiste détourne l’expérience violente de l’hypervisibilité en retirant les lumières artificielles de la salle d’exposition et en conservant, comme seule source de lueur les quelques fenêtres qui s’y trouvent. L’éclairage naturel se réfracte ainsi doucement sur les différentes surfaces opaques, transparentes et réfléchissantes de manière organique plutôt que mécanique. Dans cet environnement en mouvance, la luminosité alterne imprévisiblement entre des moments de clarté et d’obscurité. Deux états contrastés pouvant être confortables pour l’un et déplaisants pour l’autre. À la fin de l’automne, l’influence de l’œuvre s’accentue lorsque les heures d’ensoleillement diminuent et que la salle est plongée dans le noir. L’artiste propose au public de s’abandonner dans la noirceur et de s’y affirmer. C’est à ce moment que le titre de l’exposition Off-Grid réfère pleinement à l’idée de vivre dans l’ombre, à l’interstice du pouvoir8.
Les environnements immersifs de Kiwanga rendent visible le contenu social et politique de matières et de formes servant à l’oppression des corps. En mettant en relation leurs histoires aux expériences affectives et sensorielles qu’elles génèrent, l’artiste relie le savoir et le corps. Elle crée des espaces où les connaissances subjectives et spéculatives émergent et brisent le cadre eurocentrique tout en résistant à la transformation de biens immatériels en commodités dans le système économique néolibéral et le capitalisme cognitif. L’artiste libère les sens étouffés pour nous permettre de « réapprendre à entendre, voir, sentir pour pouvoir penser », comme l’écrit Françoise Vergès à propos du féminisme décolonial9. Par ces situations curatoriales, Kiwanga influence le fonctionnement des institutions muséales avec lesquelles elle collabore. Le développement de ce type de liaison, rappelant celles développées par des artistes de la critique institutionnelle, inspire des théoriciens et théoriciennes à penser une institution dite instituante. Une telle institution applique à son infrastructure les modes de réflexions développés par des pratiques artistiques basées sur la recherche créative, c’est-à-dire qu’elle privilégie une infrastructure non fixe, en constant processus de devenir et en négociation avec tout ce qui peut y être institué. L’institution instituante est conçue comme une praxis où le pouvoir du savoir réside dans sa collectivité et son accessibilité10.
1 Tony Bennett, « The Exhibitionary Complex », New formations, no 4 (1988), p. 73-102.
2 Sandra Delacourt, Katia Schneller et Vanessa Théodoropoulou (dir.), Le chercheur et ses doubles (Paris : Édition B42, 2016), p. 12.
3 Yesomi Umolu et Gaëtane Verna (dir.), Structural Adjustments: Kapwani Kiwanga [Catalogue d’exposition] (Chicago : University of Chicago Press, 2018), p. 74.
4 Irit Rogoff et Beatrice von Bismarck, « Curating/Curatorial », dans Beatrice von Bismarck, Jörn Schafaff et Thomas Weski (dir.), Cultures of the Curatorial (Berlin : Sternberg Press, 2012), p. 21-40.
5 Jessica Saxby, « Kapwani Kiwanga; Offering an Exit Strategy Through Art », Happening, en ligne, 2018.
6 Simon Sheikh et Athena Athanasiou, « Formations of Political-Aesthetic Criticality: Decolonizing the Global in Times of Humanitarian Viewership », dans Paul O’Neill, Simon Sheikh, Lucy Steeds, et Mick Wilson (dir.), Curating After the Global (Cambridge : MIT Press, 2019), p. 76.
7 Madeline Weisburg, « Surveillance Studies – Simone Brown in Conversation with Madeline Weisburg », dans Massimiliano Gioni etMadeline Weisburg (dir.), Kapwani Kiwanga Off-Grid [Catalogue d’exposition] (New York : New Museum, 2022), p. 63.
8 Glenn Adamson, « Escape Velocity », dans Kapwani Kiwanga Off-Grid, op cit., p. 36.
9 Françoise Vergès, Un féminisme décolonial (Paris : La fabrique, 2019), p. 34.
10 Voir Bill Balaskas et Carolina Rito (dir.), Institution as Praxis: New Curatorial Directions for Collaborative Research (Berlin : Sternberg Press, 2020).