Les changements climatiques sont un problème redoutable et persistant avec des répercussions locales et globales. Les scientifiques, gouvernements et médias ont déjà sonné l’alarme à de maintes reprises. Comme l’explique le psychologue Per Espen Stoknes (1), les humains réagissent souvent aux prévisions et aux constats avec un sentiment d’impuissance, de culpabilité ou de déni devant le déluge de pessimisme et l’ampleur abstraite du problème. Il y a là le besoin de créer de nouvelles formes narratives pour inciter un engagement social. La recherche-création, une relation innovante entre théorie et pratique (2), considérée ici dans la rencontre entre les arts technologiques et les sciences biologiques, offrirait un potentiel pour réfléchir aux changements climatiques et au devenir écologique. Plus encore, l’alliance entre l’art et la science pourrait se faire par l’intermédiaire d’un dialogue avec les publics. Dans le cadre de la Chaire de recherche du Canada en arts, écotechnologie de pratiques et changements climatiques (2020-2025), dont je suis titulaire, les disciplines se croisent : comment l’étude des dynamiques de la forêt favorise-t-elle l’émergence d’expérimentations reposant sur la collaboration entre arts, sciences et communautés ?

Depuis les années 2000, la pensée et l’agir écologiques sont mobilisés devant l’immense complexité des problèmes environnementaux, et l’art contemporain participe activement à la réflexion. Même si plusieurs s’intéressent à l’écologie, les mots et méthodes divergent entre les arts et les sciences : les artistes ne travaillent pas suffisamment directement avec les scientifiques, et ces derniers méconnaissent le travail des artistes.

Potentiel

C’est pourtant la collaboration entre disciplines qui fait la force de la recherche-création. L’équipe de la Chaire développe une alliance avec diverses communautés du grand Montréal et le programme de recherche SmartForests3. En s’appuyant sur les données fournies par ce programme, qui analyse la réponse des arbres, des sols et des eaux en forêt aux variations climatiques transformant le pays, des installations artistiques seront présentées dans l’espace public, de manière aussi à intégrer les expériences des participantes et participants directement dans l’œuvre. Ce grand projet repose sur une étude des relations vitales entre le sol, l’arbre et l’atmosphère.

Prise de vue en juillet 2020 sur le terrain de SmartForests
à Sainte-Émélie-de-l’Énergie, Québec
Photo : Gisèle Trudel

Intermédiaire

Sur le terrain de l’art contemporain, la recherche-création et les sciences biologiques peuvent se répondre par l’intermédiaire des technologies médiatiques et numériques. Cette rencontre rend tangibles des phénomènes complexes ou insaisissables, afin qu’ils puissent s’ancrer dans un dialogue et fabriquer un autre entendement des changements climatiques. Grâce à leur expérience étendue en composition de l’image, du mouvement et du son, les artistes sont les plus à même de présenter de manière inédite les approches de la science auprès des collectivités. Les données scientifiques, généralement confinées à des représentations bidimensionnelles ou tridimensionnelles présentées sur écran ou sur papier (par des graphiques ou des listes de chiffres) deviendront sensibles. Leur fluctuation deviendra source d’expérimentation, en agissant sur la perception des forêts à l’étude.

Dans la suite de la démarche, cette aire relationnelle est prévue comme un espace d’accueil de la parole émanant de l’expérience des publics. Des dispositifs d’art technologique in situ à configurations et dimensions variables seront ainsi installés sur des structures d’échafaudage éphémères et mobiles. À l’instar de pratiques artistiques et architecturales contemporaines, les installations seront des coconstructions physiques, modulables et modulaires, qui s’actualiseront avec la participation des publics. Les structures d’échafaudage rappellent volontairement un chantier, idée primordiale pour saisir les activités de recherche de la Chaire : il s’agit ici d’une pensée en action portant sur les changements climatiques qui demeure adaptable au lieu d’intégration. L’objectif est de vivre autrement l’information scientifique par le biais des infrastructures, afin qu’elle puisse être explorée à des échelles physiques différentes, permettant au corps humain en entier de s’en approcher. La première intégration à l’extérieur et les premières activités attenantes auront lieu à l’été 2021.

Ælab et Guillaume Arseneault, Irradier.Irradiate (version 1) (2015)
Projection architecturale à partir de données environnementales
Place des festivals, Montréal
Avec l’appui de Hexagram, le Partenariat du Quartier des spectacles
et de l’UQAM
Photo : Frédérique Ménard-Aubin
Avec la permission du Service des communications de l’UQAM

Traverser

L’approche sur laquelle s’appuie la Chaire est nouvelle. Elle envisage la recherche-création de manière écotechnologique. Le préfixe éco rassemble l’écologie et l’économie, tandis que le mot technologie active les relations lointaines et proches entre humains, machines et milieux physiques. L’approche écotechnologique développe ainsi un équipement théorique et pratique en structuration continue, à partir duquel les milieux physiques et les technologies entrent en résonance les uns avec les autres, selon les situations collectives, politiques et culturelles. Le défi de la Chaire est donc de développer une écotechnologie de pratiques qui soit à la fois différentielle et rassembleuse grâce aux collaborations entre les arts, les sciences et les collectivités. Quels seront les effets de cette rencontre entre données quantitatives scientifiques et données qualitatives artistiques ?

Ce nouveau programme prolonge la démarche de la cellule artistique Ælab cofondée en 1996 avec le compositeur et ingénieur du son Stéphane Claude (aelab.com). Notre pratique protéiforme se manifeste en tant que documentaire expérimental, qui réunit des médias analogiques, numériques et l’engagement collectif. L’aspect documentaire s’effectue par la captation vidéo et audio de différents terrains ainsi que par des entretiens. Le côté expérimental témoigne de la dimension processuelle qui se produit au fur et à mesure que l’investigation avance et que l’œuvre se concrétise. Avec Ælab et le Grupmuv, le groupe de recherche consacré au dessin et à l’image en mouvement4, j’ai développé une technique du dessin comme opérateur pour composer la vidéo en direct avec le stylet électronique et la tablette graphique, les éclairages, la projection architecturale, les capteurs, la programmation informatique, le tout regroupé dans une série d’installations et de performances audiovisuelles. Ælab a produit un corpus de cinq œuvres d’envergure entre 2006 et 2017 explorant le potentiel de la rencontre entre les arts technologiques, les milieux associés, les matières résiduelles (traitement des eaux usées, site d’enfouissement de déchets) ainsi que la pollution atmosphérique et électromagnétique. Par exemple, la dernière œuvre de cette série, Irradier.Irradiate (2015-2017) a été réalisée avec l’artiste et programmeur Guillaume Arseneault à partir d’un logiciel libre, d’une antenne et d’un anémomètre transmettant des données environnementales et des fréquences électromagnétiques. La façade du pavillon Président-Kennedy de l’UQAM est devenue un immense récepteur radio, sur laquelle était projetée une ligne vibratile modulée en direct par la force du vent. Mise en forme minimaliste de champs de couleurs primaires, cette œuvre d’art public est une critique poétique de la densification des signaux en milieu urbain numérique, où se côtoient dessin généré par ordinateur, pollution et mouvements de l’air.

Relais

En somme, la visée transversale de la Chaire souhaite activer un dialogue avec les expérimentations antérieures et celles à venir : sortons des cloisonnements disciplinaires pour engager la recherche universitaire (recherche-création et recherche fondamentale) directement avec la collectivité. L’étude des forêts et des arbres en contexte de changements climatiques invite-t-elle à un agir qui est à la fois scientifiquement valide et artistiquement approfondi ? 

(1) Stoknes, P. E. (2015). What We Think About When We Try Not To Think About Global Warming: Toward a New Psychology of Climate Action, White River: Chelsea Green Publishing.

(2) Pour en savoir plus à propos de la recherche-création, voir Paquin, L.-C. et Noury, C. (2020). « Petit récit de l’émergence de la recherche-création médiatique à l’UQAM et quelques propositions pour en guider la pratique. » Communiquer, La communication à l’UQAM | 2020. URL : http://journals.openedition.org/communiquer/5042 et Manning, E. et Massumi, B. (2018). Pensée en acte – Vingt propositions pour la recherche-création. Paris : Les presses du réel.

(3) SmartForests est un réseau scientifique pancanadien piloté à l’Université du Québec à Montréal par le professeur et écologiste forestier Daniel Kneeshaw.

(4) Le Grupmuv a été cofondé par les artistes et professeurs Michel Boulanger, Thomas Corriveau et moi-même. Il a été actif entre 2008 et 2017. Voir grupmuv.ca